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Eh oui ! Un interview de Marcel Proust dans Business Montres. Ou, plutôt, un entretien avec M. Proust sur le temps qui fuit inexorablement…
Eh oui ! Il fut un temps où les « suppléments montres » pouvaient se permettre des explorations littéraires qui passent au-dessus de la tête de leurs sacro-saints annonceurs…
Il y a une dizaine d’années, un certain Marcel Proust (si, si, celui dont vous avez entendu parler) s’était confié au (très) regretté linguiste Jacques Cellard (aujourd’hui disparu), à la demande amicale de Grégory Pons, qui réalisait alors « Le Meilleur des Montres », supplément horloger de L’Express qu’il avait conçu et créé. Un entretien intertextualisé de haute volée, en forme de pastiche « à la manière de », spirituel et respectueux, dans un style journaliste presque déjà centenaire (un texte d’archives, introuvable ailleurs sur le web)…
UN ENTRETIEN (IMAGINAIRE) AVEC…
MARCEL PROUST
« Je veux retrouver le Temps dissous
dans les méandres de notre mémoire »
Ce 15 novembre 1919, notre journaliste s’est rendu au domicile de M. Marcel Proust, chroniqueur au Figaro, qui, à quarante-huit ans, vient de se voir décerner le prix annuel de l’Académie Goncourt pour son ouvrage A l’ombre des jeunes filles en fleurs (publié par la NRF de M. Gallimard). Ensemble, ils ont pris le temps de s’expliquer sur la conception du temps de l’écrivain.
••• Marcel Proust, vous êtes né en 1871 et vous êtes écrivain. Après Du côté de chez Swann, qui avait surpris, voire déconcerté vos lecteurs d’il y a cinq ans, vous avez publié A l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui paraît en être la suite. On hésite cependant à parler de « roman » à propos d’un récit qui a toutes les allures d’un fragment autobiographique. Une première question, donc : le « je » narrateur de l’ouvrage est-il ou n’est-il pas le Marcel Proust que j’interroge en ce moment ?
— Marcel Proust : C’est à la fois l’un et l’autre, ou plutôt ce n’est ni l’un ni l’autre, car le héros, comme son narrateur, ne sont ici que les machinistes d’une tragi-comédie qui se joue à leurs dépens, celle du Temps. Voyez-vous, s’il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je la marquerais au sceau de ce Temps dont l’idée s’impose à moi avec tant de force aujourd’hui, et qui s’est non pas perdu, car il n’en est pas du Temps comme d’un objet matériel que l’on peut perdre en effet, mais se serait égaré ou peut-être dissous dans les méandres de notre mémoire et que je me serais donné pour tâche, après et avant bien d’autres, de retrouver tel qu’il a été ou tel qu’il a pu être.
••• Nos lecteurs, mon cher Proust, auront sans doute quelque mal à vous suivre dans ces spéculations de haute philosophie…
— M.P. : Il est vrai. Cependant, c’est peine perdue que nous cherchions à évoquer notre passé en y appliquant notre intelligence car il est caché hors de son domaine, en quelque objet matériel, ou plutôt en la sensation que nous donnerait ou que nous donnera cet objet matériel que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
••• Et par exemple, mon cher Proust, le hasard d’une madeleine trempée dans une tasse d’infusion de tilleul ?
— M.P. : Oh, ce n’est qu’un exemple. Mais cette carafe d’eau sur ma table de chevet m’est tout aussi évocatrice… Quand j’étais enfant, nous passions la belle saison, de la dernière semaine avant Pâques à la première d’octobre, dans la propriété paternelle, à Combray…
••• Le Combray longuement évoqué dans Le Côté de chez Swann ? Votre « je » narrateur est donc bien vous-même ?
— M.P. : Si vous y tenez, encore que le véritable Combray, dont le nom vient du gaulois comboros, d’où nous avons tiré l’encombre et les encombrements, n’ait rien à voir dans l’affaire. A Combray donc, ou comme il vous plaira, je me faisais un plaisir d’aller flâner au bord de la rivière qui longe la propriété, et là, je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme un eau durcie et « contenu » plongé dans un grand contenant de cristal liquide et coulant…
••• De grâce, M. Proust, de grâce ! A défaut du phonographe-enregistreur inventé par M. Edison…
— M.P. : Et qui est, à sa manière, notez-le, une autre machine à conserver le Temps…
••• …je ne peux que saisir vos propos au vol, et je peine à vous suivre. Ces carafes, donc…
— M.P. : …ainsi couchées sur le fond de la rivière par une inversion surprenante de leur situation et de leur fonction, ne m’offrirent d’abord et longtemps, outre cette surprise, que l’image de la fraîcheur, d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie… Puis un jour, beaucoup plus tard, et alors qu’il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, j’ai vu, à cette image de la fraîcheur, s’en superposer une autre : celle du Temps, de ce temps qui fugit irreparabile, qui fuit inexorablement entre nos doigts comme s’écoulait inexorablement l’eau de la Vivonne, que cependant les gamins du village savaient immobiliser et retenir dans leurs carafes pour y attirer ces petits poissons, goujons ou vairons, en lesquels je me plaisais à voir des souvenirs jusqu’alors abandonnés au fil de l’eau ou dissimulés dans les herbes flottantes, et dont je pourrais maintenant savourer à mon gré la fraîcheur retrouvée, comme l’était le Temps lui-même…
••• Le Temps lui-même, c’est noté ! Mais ces herbes…
— M.P. : En effet. A deux cents pas de la maison en remontant le chemin de halage vers sa source, le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a d’abord d’isolées comme tel nénuphar à qui le courant au travers duquel il était placé de façon malheureuse laissait si peu de repos que, comme un bac actionné mécaniquement, il n’abordait une rive que pour retourner à celle d’où il était venu, faisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le reprenait et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manœuvre…
••• Pour charmant que soit ce tableautin, mon cher Proust, il me paraît appeler quelque explication. Ce nénuphar ?
— M.P. : C’est vous, c’est moi, c’est notre lecteur, c’est chacun de nous, entraîné sans cesse vers un futur incertain par le courant de la vie, et ramené sans cesse vers son passé par la nature humaine elle-même, et comme occupant ainsi dans le Temps une place autrement considérable que celle, si restreinte, qui nous est réservée dans l’espace. Car et pour tout dire d’un mot, il n’est de paradis véritable que ceux que nous avons perdu. C’est de la même façon que mon œuvre, s’il m’est donné de l’achever, devra pouvoir se lire à peu près indifféremment en descendant comme en remontant le cours de la Vivonne, c’est-à-dire de notre existence, dans ce même va-et-vient mécanique entre le perdu et le retrouvé.
••• Vous m’en direz tant ! Et que de remerciements vous devront nos lecteurs pour ces éclaircissements !
— M.P. : Mon cher, une fois qu’il a payé son achat, le lecteur ne doit plus rien à l’auteur. C’est à celui-ci, au contraire, qu’il revient de procurer à ce lecteur ou à cette lectrice, de la première à la dernière ligne, le plaisir du texte qui justifiera cet achat. Faire de ce texte un « objet de beauté », indépendamment de ce qu’il peut dire de l’homme et de son destin, devrait être la seule ambition de l’auteur. C’est en tout cas la mienne…
••• Ce sera le mot de la fin, cher Marcel Proust. Rappelons à nos lecteurs qu’il s’agissait de votre second ouvrage, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, que vient de couronner l’Académie Goncourt et qui connaît déjà un très vif succès.
Propos recueillis par Jacques Cellard*.
* Les passages en italiques sont textuellement tirés de La recherche du temps perdu de Marcel Proust. Il est inutile d’en donner les références : Dieu reconnaîtra les siens ! Les autres sont « à la manière de », par Jacques Cellard, un de nos meilleurs « proustiens ». Grammairien, ancien chroniqueur au Monde, Jacques Cellard a publié de nombreux ouvrages, dont une récente biographie littéraire de Rétif de la Bretonne (Plon, 2000).
COMMENTAIRE 2012
Soyons lucides : il serait aujourd’hui à peu près impossible de publier un tel texte dans un quelconque hors-série consacré à l’horlogerie. Les « suppléments Montres » s’étant mués en simples pièges à pubs pour marques naïves, on peut se demander (mais c’est vain) quel magazine aurait aujourd’hui le courage de publier une sotie aussi « gratuite » sur le temps en général, avec un linguiste aussi réputé, sans la moindre allusion à la moindre montre. Pensez donc : un entretien apocryphe sur le temps, juste pour le plaisir d’un échange littéraire en liberté ! Pensez donc, un petit chef-d’oeuvre de finesse et d’érudition dont la portée échapperait aux sacro-saints annonceurs ! On mesure à ce genre de texte – publié il y a tout juste dix ans – l’effondrement sans doute irrémédiable de la qualité journalistique des contenus proposés aux lecteurs et aux amateurs… |