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La manufacture genevoise entend renouer avec la technologie de rupture. Pour amorcer son plan, elle s’est choisi un nouveau directeur: Jean-François de Saussure
Engagé en septembre 2012, Jean-François de Saussure n’a étrenné son costume de directeur général de Caran d’Ache qu’en janvier dernier. Après une période de formation au côté de Silvio Laurentini, son prédécesseur – ad intérim – et administrateur de la manufacture familiale créée en 1924. Son dernier chiffre d’affaires estimé en 2005 s’élèverait à un peu plus de 100 millions de francs, avec un objectif de rentabilité (exprimé dans la presse en 2009) de 5%. Agé de 46 ans, le nouvel homme fort de la maison genevoise de haute écriture a passé près de la moitié de sa vie comme haut cadre et commercial de terrain, notamment pour les sociétés de gestion et de services (SGS) et d’encres et technologies de sécurité (Sicpa).
Le Temps: Vous venez de terminer votre rodage au côté de l’artisan de la diversification dans le luxe de Caran d’Ache. Qu’avez-vous appris?
Jean-François de Saussure: Dans les sociétés familiales, on préfère les transitions en douceur. Et n’étant pas moi-même directement issu du domaine de la haute écriture, il m’a fallu trois mois pour découvrir la manufacture.
– A présent opérationnel, quel est votre degré d’indépendance face à des propriétaires omniprésents?
– Mes contacts avec la présidente du conseil d’administration, Carole Hubscher - première femme jamais élue, en juin -, sont étroits. Elle et les autres membres ont rapidement approuvé mes projets de développement, comportant une vision ambitieuse pour les 10 prochaines années.
– Vos objectifs chiffrés, à court, moyen et long terme?
– En 2013, il s’agit de dégager une croissance – endogène – à un chiffre, ce qui est déjà audacieux dans le contexte actuel de baisse de la consommation. Nous allons ainsi lancer, par étapes dès début mars, notre premier canal de distribution en ligne. En commençant par les instruments d’écriture, en Suisse, en Allemagne et en France, pour ensuite élargir l’offre aux articles de beaux-arts et à d’autres pays. Ces prochaines années, nous allons aussi ouvrir d’autres boutiques, notamment en Asie.
– Environ la moitié de vos ventes s’effectuent en Suisse, dont l’essentiel côté alémanique. Où va le reste?
– La France, l’Allemagne - un marché porteur en 2012 - et l’Italie tiennent une part majoritaire de notre chiffre d’affaires à l’étranger. Mais la Chine, la Russie, le Moyen-Orient et l’Amérique latine – en particulier le Brésil – représentent de gros potentiels d’exportations, car nous y surfons sur la santé du luxe.
– De haut cadre de multinationale, vous basculez dans une PME familiale. Ce choix paraît audacieux. Etes-vous vraiment l’homme de la situation?
– Caran d’Ache, qui est aussi une entreprise internationale présente dans 90 pays, est venue me chercher pour mes qualités de développeur d’affaires. Chez SGS, j’ai géré des filiales en Asie, en Afrique australe et en Amérique latine qui, par leur nature et leur taille, sont comparables à des PME. Chez Sicpa, entreprise familiale, j’ai contribué au fort développement international d’une nouvelle division. J’ai donc une bonne compréhension de la gestion et du fonctionnement d’entités du type Caran d’Ache, à laquelle je m’identifie fortement.
– Quels défis vous attendent?
– Le premier est de maintenir la qualité «Swiss Made», notre ADN, malgré les coûts de production, alors que toujours plus de crayons fabriqués en Chine circulent sur le marché. Il faut être plus incisif en termes de marketing et de communication. Caran d’Ache a été pionnière dans de nombreux domaines - l’invention du Fixpencil et son dispositif mécanique qui remplace le traditionnel crayon graphite, ou Prismalo, le premier crayon aquarellable, la craie Néocolor, la machine à tailler qui fête cette année ses 80 ans, etc. - Je compte remettre la marque sur la voie de l’innovation.
– Comment?
– En me basant sur nos compétences propres, avec des employés disposant de décennies d’expérience dans nos murs, mais aussi des alliances, pourquoi pas avec le monde académique ou encore des artistes et autres designers professionnels. Le tout est de trouver le bon équilibre entre la créativité interne et externe.
– Avec le risque de lancement prématuré, comme la montre Caran d’Ache par Jacques Hubscher dans les années 1980?
– Ma priorité demeure notre cœur de métier: la couleur et l’écriture. A terme, peut-être irons-nous vers de nouveaux secteurs.
– Votre production est tournée à plus de 55% vers les beaux-arts, environ 40% vers la haute écriture et 5% vers les accessoires.
– Nous sommes leader dans la couleur, notre héritage. Le développement des beaux-arts est essentiel, même si les articles de luxe ont un plus fort potentiel de croissance.
– Souffrez-vous des baisses de commande des économats scolaires ou des stylos aux couleurs d’entreprises?
– Nous sommes bien diversifiés, mais restons soumis aux aléas budgétaires des clients. Pour un jubilé, les sociétés préfèrent mettre leur logo sur un stylo qui dure. Notre qualité reste. Et nous sommes les premiers à attaquer un nouveau marché: la personnalisation de crayons avec une technique innovante, grâce à une machine que nous venons de développer.
– C’est surtout votre notoriété qui vous permet de résister à la crise.
– Le carré rouge Caran d’Ache a une image forte, qui nous aide à tenir en période agitée, car les gens font primer la qualité.
– Comptez-vous encore recourir au chômage partiel?
– La priorité numéro 1 est de maintenir nos 300 emplois à Genève, ce que nous sommes parvenus à réaliser depuis la crise de 2008. Le temps de chômage partiel - surtout durant la saison creuse en été, soit entre les commandes pour les rentrées scolaires et les Fêtes de fin d’année - s’est, depuis, réduit pour ne plus représenter que 4% du total d’heures travaillées en 2012.
– Votre branche est dominée à près de 40% par la marque Montblanc. Enviez-vous le fait que son propriétaire, Richemont, affiche des taux de croissance supérieurs aux vôtres?
– Notre savoir-faire est plus pointu et les matériaux utilisés souvent plus nobles que ceux de la concurrence. Nos produits sont faits pour accompagner une vie. A ce titre, nous disposons d’une «clinique» pour anciens modèles où les clients peuvent nous envoyer leurs compagnons d’écriture afin d’effectuer des réparations, selon notre garantie à vie.
Dejan Nikolic
LE TEMPS
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