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Que font les horlogers lorsqu'ils s'accordent une récréation ? Ils créent des montres qui ne donnent pas l'heure. D'absurde, l'idée est en passe de s'imposer chez les amateurs d'art comme d'horlogerie.
Une montre qui ne donne pas l'heure ? Il y a encore quelques années, la question aurait fait doucement sourire. Aujourd'hui, plus tant que ça : entre smartphones, PC, tablettes, horloges publiques et dans les gares, tout le monde a les moyens d'avoir l'heure en un coup d'oeil. N'en déplaise aux amoureux de belles mécaniques horlogères, en 2013, une montre ne sert presque plus à rien. La sentence s'applique naturellement aux complications les plus exotiques et totalement superflues, type temps sidéral, équation du temps ou chronomètre au 5/10 000e. De nos jours, elle concerne également nos fidèles "HMS", Heures, Minutes, Secondes. Dans cette optique, pourquoi ne pas considérer la montre comme un pur objet d'art ?
Le summum de cette approche est probablement incarné par Beat Haldimann. Horloger sculpteur, il a créé la H8, une "sculpture pour le poignet", comme il aime à la décrire. Son cadran ne comporte qu'un tourbillon : complication de haute horlogerie particulièrement appréciée des connaisseurs. Sa vocation est d'assurer l'isochronisme d'une montre dans toutes les positions, à ce détail près que la H8... n'indique pas l'heure. Beat Haldimann, issu d'une lignée de maîtres horlogers de plusieurs siècles, a ainsi voulu magnifier le mouvement de la montre, et non le laisser caché sous son cadran. Au final, on passerait probablement plus de temps à admirer ce tourbillon hypnotique sans heure qu'à regarder une montre traditionnelle.
Dans le même esprit "des maîtres horlogers s'offrent une récréation", on trouve également Greubel Forsey. Habitué des pièces hors normes qui tutoient la perfection horlogère, le tandem s'est associé en 2009 au micro-sculpteur Willard Wigan. Sa spécialité : la création de sculptures sur des surfaces excédant rarement le millimètre. Son terrain de jeu : un grain de riz, un chas d'aiguille. Pour leur partenariat, Greubel Forsey et Wigan ont imaginé un garde-temps au cadran dépourvu d'heure, mais dont la couronne, taillée en forme de loupe, permet d'entrevoir au sein du mouvement une micro-sculpture représentant un masque. Entre cinq et sept exemplaires devraient être produits sur quelques années, le premier en 2014.
Jeune loup de la nouvelle horlogerie, Romain Jérôme a lui aussi choisi la voie de la haute horlogerie qui ne donne pas l'heure. Le mouvement de sa Day & Night a été conçu par BNB, célèbre bureau de création de mouvements d'exception, aujourd'hui propriété de Hublot. La Day & Night est la première montre qui n'indique que l'alternance des jours et des nuits via ses deux tourbillons séquentiels. Pour l'amateur éclairé, la provocation n'en est pas une : l'exercice renvoie aux premières horloges monumentales du XIIIe siècle qui n'avaient pas de cadran, donc pas d'aiguilles. Elles indiquaient l'heure par un jeu de cloches qui ne faisait que reproduire les cloches des églises qui rythmaient la vie des campagnes. Quelques siècles plus tard, elles inspireront à leur tour les montres mécaniques à grande et petite sonnerie ainsi que les répétitions minutes.
Quentin Carnaille, lui, n'est pas horloger : il est designer. Pour lui, la montre possède sa propre force esthétique, indépendamment de sa fonction purement horaire. Ses créations visent à valoriser cette puissance visuelle, sans la moindre prétention mécanique. Le résultat est audacieux, personnel, parfois déroutant, et c'est probablement l'effet recherché. Pour quelques milliers d'euros, le fantasme reste (relativement) abordable au regard d'une Greubel Forsey qui devrait tutoyer le million d'euros !
Par OLIVIER MULLER
ARGUS DES MONTRES |