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Pour la seconde fois, Kari Voutilainen figure parmi les lauréats du Grand Prix d’Horlogerie de Genève. Il nous a reçus à Môtiers, sous la neige, pour nous raconter la genèse de cette pièce exceptionnelle qui a tant plu au jury.
Sa discrétion, sa timidité même, sont devenues légendaires. Aux portes du vieux manoir de Môtiers qu’il a investi en 2009, aucune inscription ne renseigne le visiteur qu’il se trouve devant une manufacture horlogère d’un genre très particulier. Tout juste une petite plaque gravé du mot « Atelier » laisse présumer que le lieu n’abrite peut-être pas qu’une simple demeure. Isolé de tout, entouré d’une petite équipe, Kari Voutilainen réalise ici les garde-temps parmi les plus précieux qui soit. Entièrement autonome – hormis les pierres et les ressorts – l’horloger produit entre 35 et 50 pièces par année depuis 2007. L’une d’elle, le modèle V-8R, a remporté en novembre dernier le Prix de la Montre Homme lors du Grand Prix d’Horlogerie de Genève.
Une manufacture artisanale
Disponible en or rouge ou en platine, la V-8R arbore un diamètre de 39 mm pour une épaisseur respectable de 11,4 mm. Son mouvement de base à remontage manuel, développé en 2008 – d’où son nom « Vingt-8 » – fut le premier à avoir été entièrement réalisé à l’interne. « Lorsque j’ai commencé comme indépendant en 2002, j’utilisais des ébauches que je terminais moi-même, raconte Kari Voutilainen. Mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas une solution à long terme. L’industrie n’est pas adaptée à de petites quantités. J’ai donc décidé de commencer à fabriquer mes composants moi-même. »
Une détermination qui va l’obliger à quitter bientôt le petit atelier qu’il occupe au centre de Môtiers, dans le Val-de-Travers, pour un grand manoir, à deux encablures de là. Doté de larges locaux au sous-sol, de chambres de bonnes sous les toits et surtout d’un escalier de service pour relier les deux, l’endroit est idéal pour y installer une manufacture artisanale. Rénovée et transformée, la bâtisse accueille aujourd’hui, en plus du logement de l’horloger, une quinzaine de collaborateurs.
Kari Voutilainen Un véritable créateur
Mais en réalisant ses propres composants, le Finlandais ne sécurise pas seulement son approvisionnement. Il se donne également les moyens d’une ambition bien plus grande encore : créer des mécanismes inédits. La V-8 est ainsi équipée d’un échappement inspiré de l’ « échappement naturel » d’Abraham-Louis Breguet, « mais entièrement réinventé », précise-t-il ! Une idée qui le taraudait depuis 20 ans lorsque, restaurateur pour la Fondation de famille Sandoz, il est tombé sur un tourbillon Breguet des années 1830 : « Quand j’eus fini de la réparer, je me suis rendu compte qu’il fonctionnait à merveille, se souvient-il. Les montres de poche de cette époque-là, souvent équipées d’un échappement à détente, ne marchaient habituellement pas très bien. Mais là, c’était vraiment différent. C’est à partir de là que je me suis intéressé aux différents systèmes existants. »
Le principe de l’échappement naturel de Breguet consiste à réunir sur un même mécanisme les avantages de l’échappement à ancre et ceux de l’échappement à détente. Le premier transmet une impulsion à chaque alternance, mais de manière indirect, par l’intermédiaire de l’ancre – ce qui peut potentiellement conduire à une légère perte d’énergie ; le second, quant à lui, fournit bien une impulsion directement au balancier, mais seulement une alternance sur deux – ce que l’on nomme un « coup perdu ». La troisième voie imaginée par le maître propose donc deux roues d’échappement tournant en sens inverse l’une de l’autre et qui, tour à tour, viennent transmettre l’impulsion à chaque alternance directement à deux ailettes fixées sur le plateau de balancier.
Septante composants de plus
« Chez moi, les roues d’échappement sont couplées à deux roues entraineuses, explique Kari Voutilainen. De plus, elles n’ont pas de plan d’impulsion, ce qui les rend plus facile à façonner. Et je pourrais très bien me passer de lubrification si elles étaient en or. Mais j’ai préféré les faire en acier trempé, de manière à éviter les risques de détérioration en cas de mauvaise manipulation lors d’un rhabillage. Le système a plus d’inertie, mais il est aussi plus performant : je parviens à gagner entre 30 et 35% d’énergie, ce qui me permet, avec un seul barillet, de doter ma montre d’une réserve de marche de 65 heures. »
Ce petit bijou de création horlogère n’est véritablement commercialisé qu’à partir de 2011. Mais bien vite surgit la question de la suite à donner à ce mouvement. « Après en avoir discuté avec mon équipe, nous avons estimé qu’un indicateur de réserve de marche serait une première complication idéale pour une montre-bracelet à remontage manuel », raconte l’horloger. Mais évidemment, pas n’importe quelle complication ! En plus d’un stop-seconde, la montre se voit affublée d’un dispositif limitant la durée de marche à la période durant laquelle le couple du ressort moteur est le plus élevé. « Ma solution s’inspire des meilleurs exemples du passé : une construction en forme de croix de Malte sur le barillet de remontage limite la réserve de marche pour offrir au mouvement un peu plus de deux jours de marche optimale sur 65 heures de couple. »
Prix de la perfection pour cette désormais V-8R – pour « Réserve de marche » – présentée pour la première fois à Baselworld 2013 : près de 70 nouveaux composants entièrement dessinés et produits à l’interne. Les 25 exemplaires ont d’ores et déjà tous été pré-vendus aux alentours de 82'000 francs pièce.
Par Fabrice Eschmann
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