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Grégory Pons: 'Les montres suisses sont devenues beaucoup trop chères'
 
Le 27-03-2014

A 2 jours de l’ouverture du salon mondial de l’horlogerie à Bâle, Grégory Pons, l'éditeur de Business Montres, livre son analyse sur le marché et prédit une année 2014 plus difficile.

Comment se porte l’horlogerie suisse ?

Dans les statistiques, merveilleusement, mais elles ne reflètent que le sell-in, pas le sell-out (ventes effectives au client final). Sur le terrain, c’est plus contrasté. Les Chinois qui achetaient – sur place ou dans les destinations touristiques – deux montres suisses sur trois ont considérablement calmé leur frénésie d’achats : au nom de la lutte contre la corruption, Xi Jinping a décrété une austérité néo-prolétarienne qui condamne les montres de luxe au poignet des élites chinoises. C’est la prohibition de montres achetées pour être offertes en "cadeau" pour faciliter les passe-droits et les "arrangements entre amis". Le moteur chinois, qui tirait toute l’industrie des montres, est en panne. Si on ajoute à ce coup de frein chinois la déprime économique en Europe et les incertitudes en Amérique, l’horlogerie n’a plus de relais de croissance : on doit donc s’attendre à un ralentissement pour 2014, plus ou moins marqué selon les continents…

Comment les groupes de luxe s’en tirent-ils ?

De toute évidence, ces fluctuations annoncées rendent le secteur moins profitable, donc moins rémunérateur pour les actionnaires. Il faut donc s’attendre à la quête de nouvelles poches de croissance : il est probable que la bataille va se jouer, dans les mois et les années à venir, sur le terrain de la joaillerie, qui pèse à peu près dix fois celui des montres (bijoux compris) tout en étant beaucoup moins concurrentiel. Pour ce qui est des montres, les gros vont grossir et les maigres vont mincir, au risque d’en mourir : la prime au leader (avantage concurrentiel des grandes marques) va jouer à plein, aussi bien pour monopoliser les ressources productives que pour capter les meilleures vitrines ou verrouiller les espaces de communication.

Vous parlez de 2014 comme de "l'année de tous les dangers"...

Comme disait le président Chirac, les emm… volent en escadrille. L’horlogerie est entrée dans une logique de conjonction des catastrophes. D’un côté, les contraintes économiques : essoufflement en Chine, austérité en Europe, moins d’argent qui circule, des amateurs qui ont la tête ailleurs, un franc suisse (lié à l’euro) qui tend à devenir trop cher alors que le désordre monétaire menace. Ceci au moment où les stocks invendus atteignent des sommets inquiétants (Swatch Group : 5,4 milliards de francs suisses de stocks pour 8,8 milliards de chiffre d’affaires).

Ajoutons à ce facteur une industrialisation déficiente : faute de capacités suffisantes et d’investissements rationnels (on préfère le marketing à la supply chain), la Suisse a du mal à produire sur place les montres Swiss Made qu’elle vend, d’où quelques tricheries troublantes que les consommateurs ne pardonneront bientôt plus. De l’autre côté, il faut envisager l’impact prévisible de l’arrivée sur le marché de dizaines de millions de "montres connectées" (smartwatches), qui vont ébranler la pyramide actuelle des marques suisses en reformatant tous les paradigmes du port d’un objet au poignet. Ajoutons à ce défi électronique l’arrivée probable sur le marché des marques chinoises, encouragées par leur gouvernement à conquérir les marchés extérieurs : quand elles sont conçues et fabriquées en Chine avec des designers suisses et des ingénieurs suisses sur des machines suisses et selon des procédures suisses, leur rapport qualité-prix est imbattable. Enfin, le rapport au luxe évolue et la montre suisse a une tendance conservatrice par essence, alors qu’elle devrait renouveler l’imaginaire sociétal liée aux beaux objets du temps. Si vous coagulez le tout, vous avez du souci à vous faire…

On a beaucoup parlé de la pénurie des mouvements organisée par Swatch Group ?

Ce danger semble derrière nous. Il existe beaucoup d’alternatives aux seules capacités industrielles de Swatch Group, tant pour les mouvements que pour les spiraux ou les échappements. On reverra par exemple, à Baselworld, dans quelques jours, les Russes de la manufacture Raketa (en fait, deux Français et un Suisse) draguer ouvertement les marques pour proposer leurs mouvements mécaniques et leurs composants. D’ici un an ou deux, si la décroissance horlogère se confirme, on frôlera plutôt la surcapacité. Le vrai problème de pénurie, c’est celui des composants d’habillage de la montre (boîtiers, bracelets, etc.) : la Suisse ne produit dans ses montagnes que deux boîtiers sur dix de sa production Swiss Made. D’où viennent les huit boîtiers suisses qui ne sont pas usinés en Suisse sur les dix produits ? La relocalisation industrielle est en cours, mais le marché est tendu parce que produire en Suisse coûte tout de même 15 % à 20 % de plus qu’en Chine…

Le prix des montres n’est-il pas devenu prohibitif et peut-on le voir baisser ?

De toute évidence, les montres suisses sont trop chères ! Les prix ont plus que doublé en dix ans, voire triplé pour certains modèles, alors que les revenus sont loin d’avoir doublé. L’accès aux belles montres est devenu financièrement impossible pour une majorité d’amateurs. Une décélération est nécessaire, mais les marques, qui le savent, ne peuvent pas abaisser leurs prix sans dévaluer les immenses stocks (plus d’un an de production) qui restent sur le marché. D’où le lancement de modèles moins chers parce que moins coûteux à fabriquer (boîtiers, mouvements) et moins gourmands en métaux précieux : ce sera la grande tendance de l’année, alors même que les prix des catalogues prendront 3 % à 5 % supplémentaires début avril. C’est fou, mais vrai ! Donc, pas de baisse des prix à espérer pour les modèles actuels, mais un effort de modération sur les nouveautés travaillées comme "plus accessibles" – ce qui reste relatif quand c’est un Suisse qui l’annonce…

La montre n’est-elle pas un objet obsolète ?

À l’âge des smartwatches, la montre telle qu’on la connaît aujourd’hui – objet usuel pour lire le temps avec deux ou trois aiguilles entraînées par un mouvement mécanique ou électronique – est vouée à devenir un objet de parure, un accessoire de mode, un fétiche statutaire. Si elle n’évolue pas, ce sera une relique rassurante de l’âge pré-moderne, amusant à porter comme le sont aujourd’hui les montres de poche. Le paradoxe, c’est que les géants de l’électronique n’ont pas trouvé de meilleur endroit pour y loger les nouvelles prothèses numériques qui nous permettront demain d’être tous connectés à tout notre environnement. La bataille du poignet entre les géants de l’électronique (Samsung, Apple, Google) risque donc de sanctuariser le poignet et de redonner aux jeunes générations le goût d’y porter quelque chose qui ressemble à une montre : c’est aux créatifs horlogers de nous redonner de bonnes raisons d’aimer les montres de qualité, qui ne pourront cependant pas échapper à une injection d’électronique – ce qui relève aujourd’hui du tabou absolu…

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