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Après la maison, l’hôtel, le restaurant, le meuble, le luminaire et même la fusée, Philippe Starck, celui qui a révolutionné notre confort et l’espace urbain, rêve aujourd’hui de connecter 230 millions de cerveaux et de produire l’intelligence collective qui pourra sauver le monde. Rencontre.
Depuis trente ans, l’usine à pensées Philippe Starck produit des objets qui peuplent nos mondes. Lui, pourtant, se dit légèrement autiste et se décrit comme un moine de luxe, hors du monde. Terrestre, marin, spatial, son design se décline et marque son temps. De passage à Genève, il parle du temps qu’il désespère de trouver, de l’horlogerie sur laquelle il porte un regard implacable et sur le pouvoir de la parole qu’il considère presque plus important que le design. Rencontre avec un surdoué de l’intuition, prêt à changer le futur.
Pourquoi avoir accepté de participer au Grand Prix de l’horlogerie de Genève, en novembre dernier ?
Parce que ma première préoccupation c’est l’humain et qu’il est aujourd’hui le plus grand fabricant d’intelligence, de concept et de poésie. Parce que l’un des plus beaux symptômes de la poésie humaine, excepté l’amour et l’humour, c’est la science.
Le temps m’intéresse car il demeure mystérieux, et les mystères sont toujours riches de possibilités, de nouveaux territoires. Donc le temps, en dehors de sa réalité ou de sa non-réalité scientifique, est un symbole ouvert fort : il vous rapproche du rendez-vous avec la personne aimée, du contrat qui va changer votre vie ou de la mort.
Le temps est un non-élément mystérieux et incroyablement riche dont chacun peut avoir sa propre interprétation. L’horlogerie, elle, matérialise la partie visible du temps. Toutes ces petites mécaniques sont des cristallisations qui rendent ce mystère tangible.
Votre temps est-il extensible ?
J’ai une relation très particulière avec le temps. Dans la vie j’ai tout, sauf le temps. Je l’ai perdu il y a maintenant de nombreuses années et je pense que je ne le retrouverai plus. Jusqu’à ma mort, je n’aurai plus jamais le temps.
L’avez-vous eu une fois ?
Oui, jeune. J’ai connu le temps grâce à l’ennui, la seule zone où l’on peut réellement apprécier le passage du temps. Et ma jeunesse a été d’un ennui cristallin. Mais d’une seconde à l’autre, j’ai basculé de trop de temps à plus aucun temps du tout et les deux sont un désastre ! (Rire). Ces deux états ne sont pas une condition humaine et s’il fallait que je choisisse aujourd’hui, je reprendrai l’ennui, même cristallin et mystique, car il est générateur de tous les possibles, tandis que le manque de temps n’est générateur de rien.
Le portez-vous ?
Je ne suis pas un fétichiste du temps. Le « garde-temps » est un paramètre fort de ma vie, il m’aide à mesurer le temps que je n’ai pas. Il est important que je l’aie toujours sur moi, car je refuse comme certains de ne pas en porter en disant que je n’en ai pas besoin. Sans s’en rendre compte, si l’on ne porte pas le temps sur soi, on perd son temps à le chercher. Donc il faut que l’objet qui vous le donne soit le plus clair et le plus pratique possible.
Votre objet temporel idéal ?
Il doit être très léger, posséder des chiffres grands pour pouvoir les voir de loin et me donner en un bouton de la lumière, un ou deux fuseaux horaires et un réveil, donc une montre non mécanique. Lors de mon introduction devant le jury du Grand Prix de l’horlogerie de Genève, devant tous ces experts extraordinaires qui le composent, j’ai dit que je devais être la personne qui portait la montre la moins chère de la salle.
Elle a bien dû coûter 100 dollars à l’époque, mais c’est la mienne (ndlr : une montre Starck) et elle est parfaite. Mon expérience horlogère, en matière de design, n’a pas été satisfaisante. J’ai très vite arrêté l’accord signé avec les licenciés. Mais ma première idée de montre était clairement avant-gardiste – elle vient justement d’être reprise par tous les grandes majors de l’électronique qui devraient d’ailleurs tomber sur un de mes brevets en la matière.
La montre est une des meilleures plates-formes de raisonnement et d’information pour l’humain. Une montre très technique aujourd’hui peut être extrêmement légère et donner une infinité de services. Ce type de plate-forme me correspond bien plus qu’une montre de bijouterie, de représentation sociale et d’expert que je ne suis pas.
Par quoi avez-vous été marqué en tant que juré du Grand Prix de l’horlogerie ?
J’ai vu des choses extraordinaires. J’ai admiré des preuves remarquables de l’intelligence humaine. Il y a des mécaniques exceptionnelles. On se demande comment on peut penser à faire des choses aussi conceptuelles, aussi poétiques et parfois totalement inutiles ! Ce sont des gens qui ont décidé que sur leur poignet serait porté un exemple du génie humain. Et cela, je le respecte.
En revanche, ce qui m’a paru beaucoup plus étrange, c’est l’extraordinaire différence entre l’intelligence inouïe de l’intérieur et la faiblesse de l’extérieur. C’est totalement symétrique, d’ailleurs. A l’intérieur, on constate le plus haut raffinement de la pensée humaine, des prouesses de la science et, à l’extérieur, sauf exception, la plus haute vulgarité de la pensée humaine par une ostentation de richesses.
Je ne connais pas de produit aussi schizophrénique. Comment l’extérieur peut-il à ce point ne pas révéler la qualité de l’intérieur. J’adorerais qu’une marque arrive un jour avec une proposition cohérente.
Vous vous décrivez, votre épouse et vous-même, comme des moines de luxe ? Travailler hors du monde vous aide-t-il à mieux le comprendre ?
Je suis né légèrement autiste, donc en inadéquation avec la société et ses représentations, dont l’école. Je n’ai pas de volonté de rejet, mais il est vrai que je vis beaucoup mieux hors de la société. Nous vivons principalement dans les airs, dans un avion privé, où nous avons le privilège d’être seuls. Lorsque l’on atterrit, nous arrivons au milieu de nulle part. Je n’encourage personne à vivre comme cela, mais il est sûr qu’une vie éloignée des courants de pensée «mainstream» et des radotages me protège.
Cet éloignement induit une gestion de ma concentration optimale, un niveau de production au-delà de la moyenne, qui me permet d’inventer des fusées, des bateaux, des motos, des brosses à dents, des lits, de la nourriture. Un panel très large géré avec le même résultat, et cela ne peut se faire qu’à l’extérieur de tout.
Qu’en est-il des fulgurances dont vous parlez ?
Il y a des liaisons diagonales, que l’imagerie cérébrale démontre. En termes d’intelligence pure, et de Q.I., je pense que je serais un arriéré, mais en termes de gestion des intuitions, je suis imbattable, je suis un monstre d’intuition, un ordinateur organique parmi les plus puissants du monde.
Je peux passer d’un sujet technique à un autre sans savoir comment je sais tout cela. Vous vivez votre vie, simple, en rentrant vos données plus ou moins consciemment et, à un moment, une idée accouche d’elle-même ou une réponse arrive. Toutes proportions gardées, bien entendu, puisque je ne suis ni Einstein ni Ptolémée, mais juste un designer qui, à force de rigueur, élargit son territoire de travail.
Vous parlez beaucoup de transculture et de créativité transgénérationnelle. Expliquez-nous.
La seule façon de réellement travailler, c’est de comprendre les lois, qu’elles soient physiques, chimiques ou animales. Mais comprendre ne veut pas dire apprendre. Je suis incapable d’apprendre, mais je suis capable de comprendre.
La transculture, c’est la richesse, car le seul carburant de notre civilisation doit être la diversité de tout dans tout. Considérer l’existence de classes sociales ou de races et rejeter l’autre est une négation de l’intelligence humaine, qui est pourtant notre seule légitimité en tant qu’être. Sans notre niveau d’intelligence, sans ce rêve de mieux, nous serions un animal comme les autres, voire moins performant.
Avez-vous alors un sentiment d’identité ou d’appartenance culturelle ?
Je n’ai jamais revendiqué d’appartenance culturelle. Je ne peux pas nier qu’à travers certains réflexes de pensée je sois un Européen d’origine française. Certes, je ne suis pas une page blanche, mais plutôt une page noircie de mes propres croquis. Car je ne tire aucun enseignement conscient de l’extérieur.
Je ne suis pas un touriste, je ne m’intéresse à rien, je ne vais pas dans les musées, je ne vais pas au cinéma, je ne regarde pas la télévision, je ne lis que de la littérature. Mais il existe une certaine perméabilité pour les nano-informations qui, par un travail osmotique, passent à travers la peau, quasiment malgré moi, et livrent leur fulgurance au moment où le rôti est cuit.
Mais est-ce que cela vous intéresse de faire partager votre savoir ?
C’est un devoir. Nous n’existons que par et pour la transmission, c’est la seule beauté que l’on ait. La nature humaine est fondée sur un altruisme structurel. Ainsi, l’application du devoir inconscient absolu est la transmission et la procréation.
Dès sa naissance, on signe un contrat avec sa communauté : accepter le bout de corde que l’on nous donne et comprendre que l’on est une fibre de cette corde et que l’on a un devoir de la tresser en améliorant la qualité de chaque brin pour la redonner à quelqu’un qui, lui, l’améliorera encore. C’est un lent tressage, où chaque humain a le devoir de faire mieux.
Pourtant vous disiez, il y a peu, que vous auriez souhaité que la génération future parte d’une page blanche…
Ce que je souhaite, c’est que nous arrivions à être suffisamment intelligents pour arriver à la fin d’un scénario et que cet entracte débouche sur un
deuxième chapitre. Je pense que cette nouvelle page blanche pourrait advenir dans le siècle qui arrive. Je pense que l’on a fait notre boulot et que la base n’est pas si mal…
Etes-vous confiant ?
On ne peut être que confiant, tout en restant vigilant. On peut regarder le monde de manière confiante et se dire que cette espèce animale qui a décidé d’écrire une poésie longue déjà de
4 millions d’années est une histoire merveilleuse. Mais on peut aussi se dire que le scénario risque de s’arrêter à cause d’une mauvaise gestion. Pour la première fois nous réalisons que peut-être nous ne finirons pas le parcours et que, dans un temps très court et par inconscience, l’humanité pourrait disparaître…
Au final, le grand rêve sera de « designer » l’homme ?
Non, ce serait mégalomane. Mais il est vrai qu’un designer aujourd’hui, à travers son strict médium, n’a aucun pouvoir réel. On reste autour du sujet, on est plus que tertiaire. Mais, par chance, j’ai l’occasion d’avoir la parole. Elle est aujourd’hui presque plus importante que ce que je fais. Nous aurions pu passer cette interview à parler de design, mais cela aurait été une perte de temps absolue et un vol pour les gens qui attendent une information.
Nous sommes des évoluants. Cérébralement et physiquement l’homme va arriver à ses limites ou ralentir. Si l’on veut continuer à muter rapidement, la seule façon d’augmenter son raisonnement est d’ingérer des services : cela s’appelle le bionisme. C’est le contraire du design. Nous allons être nous-mêmes la machine et la carrosserie de cette machine. Le designer de demain, c’est le diététicien ou le prof de gym ! (Rire.)
C’est votre projet « U’r Brain » ?
Oui, c’est l’essai d’une organisation qui donnerait une possibilité immédiate de réponse à des interrogations urgentes auxquelles nous n’avons pas le pouvoir de répondre par manque de puissance de raisonnement humain ou électronique. Il y a 230 millions de chômeurs dans le monde. Ces personnes ont des e-mails et sont accessibles. Avec un laboratoire de recherche sur la créativité pure et l’école qui en découle, nous sommes en train de faire une liste de questions vitales que l’on va poser à ces 230 millions de gens.
Individuellement, parmi ces personnes, il y a quelqu’un qui, quelque part, aura la connaissance. Même les génies peuvent être au chômage aujourd’hui. Il y a aussi cette possibilité que le nombre, à un moment donné, ne se trompe plus, c’est l’intelligence collective.
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