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Ernst Thomke, l’un des pères de la Swatch, tire à boulets rouges sur les dérives de la branche. L’industriel estime que beaucoup de petites et moyennes entreprises de la branche risquent de disparaître. Interview
Ernst Thomke, l’un des pères de la Swatch, fait feu de tout bois contre l’horlogerie suisse. Désormais à la retraite (horlogère), l’ancien directeur général de SMH – ancêtre de l’actuel Swatch Group – et patron d’Ebauches, jette un regard acerbe sur le secteur, lui reprochant notamment d’avoir manqué le virage des smartwatches, les montres connectées. L’industriel, connu aussi pour être un intraitable restructurateur de sociétés, exprime également bien d’autres griefs: la fuite en avant dans le luxe et la production discrétionnaire au détriment des volumes. Rencontré dans sa maison dans les hauts de Granges, à la lisière de la forêt, comme s’il voulait prendre de la distance avec la réalité, le lauréat du Prix Gaïa 2013 estime que l’horlogerie mécanique a perdu toute capacité d’innovation.
Le Temps: Vous avez été récompensé avec le Prix Gaïa pour votre rôle dans la création de la Swatch et plus généralement pour votre réorganisation du système productif de l’industrie horlogère suisse après la crise du quartz. Une surprise?
Ernst Thomke: Tout à fait. Surtout après tout ce temps. C’est une histoire ancienne, vieille de trente-trois ans. Je n’ai jamais couru après les distinctions. C’est d’autant plus surprenant que je ne développe plus d’activité horlogère depuis que j’ai revendu mes parts dans La Joux-Perret au japonais Citizen l’an dernier.
– Quelle est votre analyse de l’horlogerie d’aujourd’hui?
– L’industrie emprunte une mauvaise voie. On se concentre essentiellement sur le segment du luxe, avec des prix surfaits, très loin de toute réalité industrielle. C’est malheureusement tout ce pan, fait de savoir-faire et de métiers d’art, qui risque de disparaître.
– Vraiment?
– Oui, comme le dit mon ami Elmar Mock (l’un des autres créateurs de la Swatch, ndlr), l’horlogerie suisse est devenue prisonnière de sa réserve d’Indiens, celle du tout mécanique, du haut de gamme. Soit les petites quantités, à des prix très élevés, au détriment des volumes. En 1980, lorsque j’ai participé à l’aventure de la Swatch, l’objectif était de regagner des parts de marché. En 1960, la Suisse s’arrogeait 60% du marché. Puis était retombée à 25% en 1980. Aujourd’hui, c’est encore bien moins. A l’époque, au début des années 90, nous vendions encore 20 millions de Swatch par an. Aujourd’hui, l’ensemble de l’horlogerie suisse n’exporte que 29 millions de pièces. Cherchez l’erreur.
– Vous estimez également que la branche pèche par son manque d’innovation…
– Tout à fait. Il n’y a aucune innovation majeure, de rupture, dans l’horlogerie mécanique depuis des lustres. On ne fait que réinterpréter ce que les pionniers comme John Harrison, Abraham-Louis Breguet ou encore George Graham, parmi d’autres, avaient fait il y a plus de deux siècles.
– Et le quartz?
– La Suisse a également délaissé de manière dommageable ce segment. Sauf l’entreprise Ronda. C’est là que se font pourtant les volumes, nécessaires à l’ensemble de l’industrie et qui alimentent le haut de gamme. C’est d’autant moins compréhensible que nous avons dans ce pays les capacités et le savoir-faire pour les fabriquer à un prix de revient intéressant. Nous l’avions prouvé à l’époque. Mais les horlogers ont abandonné de manière coupable l’entrée de gamme aux Chinois. Et le moyen de gamme est désormais l’apanage des Japonais.
– Faites-vous le même constat avec les smartwatches?
– Tout à fait. Tout ce segment va se développer loin de nos frontières, aux Etats-Unis, au Japon et en Corée du Sud. Ces montres connectées vont être produites par Samsung, Apple et d’autres. La Suisse a complètement raté ce virage. Pourtant, on aurait pu apporter beaucoup à ce segment. Mais, en Suisse, on préfère se concentrer sur des montres onéreuses, voire inaccessibles pour le commun des mortels, que tout le monde veut, alors que personne n’en a fondamentalement besoin. De plus, il s’agit de produits dont la précision est inversement proportionnelle au prix facturé. C’est tellement plus facile de gagner de l’argent sur ce segment. Surtout avec des mouvements qui sont revendus aujourd’hui quatre fois plus cher que dans les années 80 et 90, mais sans aucune amélioration notoire depuis.
– Pensez-vous aux calibres ETA?
Tout à fait. Rappelons qu’à l’époque, leur développement a en partie été financé avec l’appui de la Confédération.
– Vous estimez donc que le secteur est en péril…
– Pas du tout. Il a au contraire encore de très belles années devant lui. Le métier va rester florissant. Ne serait-ce que par le développement de tous les pays émergents. Et aussi longtemps qu’une montre de haute facture sera un objet statutaire, il n’y a aucun péril. Tant que certaines personnes ont besoin d’une Mercedes ou d’une Porsche et d’une montre de luxe au poignet pour se sentir supérieurs, alors les perspectives demeurent roses (rires).
– Toutes les marques ne seront cependant pas logées à la même enseigne…
– C’est là que réside tout le problème. Les groupes exercent une telle pression, tant au niveau de l’appareil de production que de la distribution, en passant par les détaillants, que se faire une place devient presque impossible. Pour les petites marques surtout. Elles ne disposent pas d’assez de moyens pour se battre. Si vous n’avez pas un budget marketing conséquent, vous n’existez tout simplement plus auprès des détaillants. A terme, beaucoup de petites et moyennes sociétés risquent de disparaître ou d’être absorbées dans les grandes structures. On se dirige vers un appauvrissement de l’offre.
– La Suisse compte pourtant environ 400 marques. N’est-ce pas normal que certaines meurent et que d’autres éclosent?
– L’offre est en effet très vaste, très abondante pour l’instant. C’est notamment ce qui fait la richesse de la branche. Mais il est tout aussi vrai que certaines marques n’ont pas fait que du bien à l’horlogerie suisse, mais je ne citerai pas de nom.
Bastien Buss
LE TEMPS |