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A l’occasion des 30 ans de la Fondation Cartier, Alain Dominique Perrin, fondateur et président de l’institution culturelle, revient sur sa vision du mécénat privé et livre une analyse implacable sur l’art et le luxe. Rencontre exclusive.
Son bureau au 8e étage de la Fondation Cartier, immeuble vitré construit par Jean Nouvel il y a vingt ans, domine tout Paris. En ce début d’après-midi de mois d’avril, Alain Dominique Perrin bouillonne. Longtemps à la tête de la marque Cartier, encore très actif au sein du groupe Richemont, il est aussi l’homme dont la position influente au sein des dirigeants économiques des années 1980 a joué un rôle prépondérant auprès de l’intelligentsia.
La France lui doit l’inscription de la loi sur le mécénat privé dans la constitution, il y a quarante ans. Son rôle ne sera pas moindre en 2014. Car cette année sera le point d’orgue d’une longue histoire de rencontres entre l’art et le public initiées par la Fondation Cartier et Alain Dominique Perrin. Plus de 150 expositions personnelles ou collectives organisées au fil des décennies et près de 1600 œuvres aujourd’hui propriété de l’institution témoignent de cette richesse.
Une longévité qui révèle une rigueur dans l’appréhension du lien qui unit la marque de luxe à l’art contemporain. Et un regard, extralucide, d’un entrepreneur qui incarne, depuis des générations, l’un des précurseurs du luxe contemporain.
En 1984, vous décidez d’associer Cartier à l’art contemporain. Dès lors, une fondation est créée. A cette époque, le choix est totalement inhabituel pour une marque en pleine renaissance. Expliquez-nous.
Un événement essentiel se produit en France à cette époque. Pour la première fois depuis la guerre, le pays devient socialiste. L’état d’esprit se préparait à basculer. Déjà président de Cartier, je réfléchissais à l’avenir de la maison et comment lui offrir une plus grande pérennité et à l’inscrire dans la société civile. Avec une priorité : il fallait que Cartier ne soit pas rejetée par l’intelligentsia de gauche comme une simple maison de luxe, mais au contraire qu’elle soit respectée en tant qu’acteur de la modernité et de la création.
J’ai alors commandé une grande étude sur l’Europe, et en particulier sur l’Italie, la France, l’Espagne, la Hollande et l’Allemagne et les grandes tendances de la jeunesse de l’époque. A quoi s’intéressait-elle, comment se distrayait-elle ? Car la jeunesse de cette époque-là allait devenir mes clients d’aujourd’hui. J’ai eu la réponse : la priorité des jeunes de cette époque-là c’étaient l’art, le cinéma, la musique.
Nous sommes à la fin des années 1970, une période prolixe. C’est l’opaque où Andy Warhol explose, c’est le Velvet Underground, même si le mouvement débute dans les années 1960. Je vais d’ailleurs vous livrer un secret : nous organisons cette année un hommage à Lou Reed et au Velvet Underground car la première fois que le groupe s’est reconstitué c’était à la Fondation Cartier en 1990.
Lou Reed, un très bon ami, y est venu avec la totalité du Velvet, et cet après-midi-là ils ont joué dans le parc de la fondation. C’était fabuleux! Il reste un film de cet événement, que nous allons projeter en septembre, lors de l’événement hommage. John Cale, seul survivant du mouvement, viendra jouer, ainsi que Patti Smith et quelques autres artistes punks.
Quelle était votre motivation à l’époque ?
J’avais prévu de faire une fondation pour aider les artistes contre la copie, un sujet qui me tenait à cœur. Mais un ami artiste, César, à l’époque l’un des plus copiés, m’a dit : « Tu perds ton temps, les artistes s’en moquent! Concernant Cartier, la copie ruine tes affaires, mais dans l’art il serait beaucoup plus utile que tu finances des expositions plutôt que des avocats. Car ce qu’il manque aux artistes, ce sont la reconnaissance et la souplesse de décision pour organiser des expos. » C’est sur les conseils de César que j’ai créé la Fondation Cartier, qui promeut l’art contemporain et qui aide à la diffusion d’artistes.
Culturellement, les fondations privées n’étaient pas intégrées en France. Celle de la régie Renault avec Renard en était une, mais elle s’est arrêtée en 1984, au moment où vous lancez la vôtre…
Elle avait effectivement effectué une première approche. Mais l’erreur fondamentale de Renault fut de détruire inconsidérément une partie de l’œuvre de Dubuffet. Car la propriété de l’œuvre appartient à l’artiste pendant cinquante ans. Un laps de temps pendant lequel vous ne pouvez pas modifier son œuvre. Renault avait fait une fondation pour développer des œuvres d’art dans l’usine Renault. Ce n’était pas le même concept avec la Fondation Cartier.
Mon raisonnement était simple : je ne voulais pas faire briller ma marque par du foot, de la F1, des bateaux. Je voulais le faire avec des artistes. Je ne voyais pas la différence en matière de droit ou de fiscalité entre la décision d’une entreprise de payer une équipe de foot, un bateau à voile ou César! Mais le mécénat n’existait pas dans la loi française.
J’ai constitué la fondation avant la loi Léotard, en montrant que j’allais à la bagarre, en 1984, prêt à aller jusqu’à la Cour européenne s’il le fallait! D’ailleurs, cette loi a été votée en juillet 1987, suite à mon rapport sur le mécénat dans le monde et en France. Du même coup, je me retrouvais complètement en règle avec la Fondation Cartier.
Depuis, d’autres ont suivi…
Oui, mais ce fut lent. Attention, en Europe, je n’étais pas le seul. Au Danemark, il y avait la Fondation Louisiane qui, avant moi, avait mis sur pied un concept intéressant. Le Danemark est considéré comme le précurseur du mécénat moderne en entreprise. Une marque, d’ailleurs, fait office de pionnière à la fin du XIXe siècle : la bière Carlsberg. Elle a été la première à financer avec ses bénéfices des opérations d’art.
Et en France ?
Il n’y avait personne à l’époque. Maintenant c’est différent. Il y a la Maison Rouge, Prada et même Louis Vuitton, le 20 octobre prochain. C’est d’ailleurs étonnant que Louis Vuitton ait choisi le 20 octobre, je l’ai appris il y a quelques jours, car c’est la date de l’ouverture de la Fondation Cartier il y a trente ans ! C’est fou ! Ils ouvriront le jour même de l’anniversaire de la Fondation Cartier… Je pense que ce n’est pas complètement dû au hasard… J’espère que ça leur portera bonheur…
Au final, qu’est-ce qui distingue la Fondation Cartier ?
Premier point, nous sommes les pionniers. Nous avons inventé cette démarche marketing autour d’une marque et de l’art. Deuxième point, et c’est sur cet aspect que j’attends les autres (!), nous avons toujours veillé à le faire de manière extrêmement professionnelle, avec des personnes très pointues. Je n’interviens d’ailleurs pas dans les choix artistiques du comité.
Vous êtes président du comité, tout de même…
Oui, je suis le patron, j’ai un droit de veto, mais je n’interviens pas.
L’avez-vous utilisé ?
A deux reprises, en trente ans, et c’était essentiellement pendant les dix premières années. Le troisième point essentiel – et à l’époque j’étais patron à la fois de Cartier et de la fondation, donc c’était facile – j’ai exigé que les artistes exposés à la Fondation Cartier ne soient jamais (!) mis en contact avec Cartier pour créer des objets ou des produits.
Justement, arrêtons-nous un instant sur cet aspect. Est-ce que cette exigence est toujours bien comprise aujourd’hui ?
Ah! c’est certain. Car plus qu’une exigence, c’est une loi dans la maison! Si quelqu’un la transgresse, il est remercié. Tous le savent ici! C’est d’autant plus une loi qu’une autre marque a fait l’erreur de faire travailler Murakami sur ses accessoires il y a sept ans. Faire travailler un artiste sur une affaire commerciale, c’est prendre le risque de le détruire.
Bien sûr l’opération est rémunératrice, mais il n’y a pas que l’argent dans la vie ! Les artistes qui le font sortiront des collections et ne resteront pas dans l’histoire. Je recommande que les fondations respectent cela. Les artistes ne se rendent pas forcément compte des dégâts sur leur carrière. Ne mélangeons pas le mécénat, la véritable main tendue à l’artiste, avec le business ! C’est vulgaire !
Avez-vous été déçu par des artistes ?
Bien sûr ! Mais ce sont des gens purs. S’ils réussissent à faire de l’argent, tant mieux, mais ce sont plutôt des businessmen, à l’image de Jeff Koons ou Murakami. Il y a plusieurs façons de regarder l’art. Face aux collections, il faut se dire: qui dans cent ans sera encore dans les collections. Je peux vous dire que les deux artistes cités ne le seront pas ! Je suis désolé pour Murakami. Certains collectionneurs sont las de voir décliner son art sur des accessoires.
Cela m’attriste pour lui, mais j’en parle car c’est un aspect contre lequel je lutte avec ferveur. Il faut aider les artistes à se purifier, pas à s’enrichir bêtement. Un grand artiste s’enrichit de toute manière, car l’argent arrive avec le talent. Mais si pour s’enrichir encore plus il accepte des compromissions, ce n’est plus de l’art. Imaginez si Léonard de Vinci ou Van Gogh avaient accepté de peinturlurer des boîtes de fromage ! Ils ne seraient plus dans les grandes collections.
La Fondation Cartier est-elle inspirante pour la marque ?
Non. Cartier se suffit à elle-même, depuis 1847. D’ailleurs, je vous mets au défi de me citer un seul créateur chez Cartier. Le dernier que l’on connaisse s’appelait Louis Cartier, et il est mort en 1942. Nous sommes la seule marque avec Hermès – malgré leurs entorses à la règle au moment de Margiela et Gaultier – à ne jamais citer un créateur à l’interne. Et de mon vivant, ce sera ainsi. Pendant très longtemps j’ai été très ami avec Jean-Louis Dumas. Nous étions très complices.
Quelle autre personnalité respectez-vous dans cet univers ?
François Pinault. Je l’admire énormément. Un grand mécène devant l’éternel que la France a perdu. Il a agi face au monde de l’art avec la plus grande intelligence. Il n’a rien raté. Il a su racheter Christie’s au bon moment, une arme énorme dans le monde de l’art, aussi bien pour acheter que pour valoriser. Stratégiquement, c’est très fort ! Et ce qu’il a accompli à Venise est parfait. Il a une intelligence de l’art rarissime. Certes, c’est un concurrent par le groupe Kering, mais c’est un ami avant tout.
La fondation regroupe 1300 œuvres, un reflet de ses trente ans ?
Oui, mais nous ne pourrons pas toutes les montrer. Dans la charte, il est inscrit qu’il n’y a pas d’inaliénabilité de l’œuvre. Nous avons donc l’autorisation de nous en séparer et de la revendre si souhaité. Nous sommes la seule institution à avoir la liberté de le faire, grâce à notre accord avec la Fondation de France, sans faire de profit, puisque l’argent est réinvesti dans l’achat d’autres œuvres ou organisations d’expositions.
A chaque fois que nous organisons l’exposition d’un artiste nous achetons ses œuvres commandées pour le compte de l’exposition.
Quelle valeur accordez-vous à l’art ?
Il faut arrêter de collectionner avec un dictionnaire ! Il faut acheter à l’amour. C’est insupportable d’acheter l’œuvre parce qu’elle est chère. Nous sommes dans une bulle énorme qui a tellement enflé qu’elle ne peut plus vraiment grossir. Problème identique dans le vin !
Certains atteignent des prix si démentiels qu’ils ne peuvent plus être bus. Personnellement, je n’irai jamais boire un Petrus à 2500 euros la bouteille, c’est une erreur ! J’ai d’ailleurs demandé à Sotheby’s de trier tous mes vins. Tout ce qui était au-dessus de 400 euros a été vendu. Mes enfants le savent. Chez moi, jamais !
Votre secret pour réussir dans le luxe ?
La distribution! Beaucoup de marques ne jouent que sur l’esthétique, le glamour, et elles s’effondrent. C’est le maillon essentiel après le produit. C’est ce qui a fait la force des Must de Cartier à l’époque. Nous avions inventé la distribution de produits de luxe dans des réseaux adaptés.
Mais l’intégration massive de la distribution ne tue-t-elle pas le retail ?
Je vous répondrai par l’inverse. Pour moi, c’est le retail qui a tué l’horlogerie à une époque. Nous avons alors protégé les revendeurs honnêtes et guerroyé contre les voyous qui faisaient le lit de la contrefaçon ou du parallèle.
Un mot sur votre conception du luxe aujourd’hui ?
A l’époque, nos amis horlogers suisses n’aimaient pas ce mot. Il n’existait d’ailleurs pas dans cet univers. Il était pourtant essentiel à mes yeux que la distinction se fasse entre marques de luxe et les autres. J’ai créé le Salon international de la haute horlogerie pour cette raison. Le luxe, c’est ma vie. Il a été galvaudé, certes, car aujourd’hui on confond cher et luxe.
On a voulu à tout prix mélanger et faire croire que le luxe et la mode c’était la même chose. Mais ce ne sont pas les mêmes métiers. La mode, ça se démode. Le luxe, ça ne disparaît jamais. L’horlogerie et la bijouterie, qui ont donné naissance à cette notion, durent éternellement. Je suis pour le luxe durable.
Quelle est votre position au sein de Richemont. Vous avez été administrateur exécutif de Richemont.
Je l’étais quand j’étais salarié du groupe, aujourd’hui je ne le suis plus. Je suis administrateur et président du comité stratégique, le fameux SPCC pour Strategic Product and Communication Comity. En bref, celui qui prend part à toutes les décisions.
Et qui tire les ficelles ?…
Absolument !
BILAN
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