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La maison familiale Bucherer, habituellement très discrète, lève un coin de voile sur ses affaires. Le groupe, qui gère 55 magasins en Europe dont 15 en Suisse, dit être en pleine transition et veut «toucher davantage de monde»
C ’est une surprise. Vingt minutes avant l’heure du rendez-vous, le directeur général de Bucherer en personne, Guido Zumbühl, accueille le journaliste dans le hall du quartier général, à Lucerne. Et l’emmène visiter les ateliers en toute décontraction. Très discrète sur ses résultats, la maison familiale fondée en 1888 gère aujourd’hui 55 magasins en Suisse, en Autriche, en Allemagne et, depuis 2013, en France. Elle y a ouvert le plus grand magasin de luxe au monde, installé entre l’Opéra et la place Vendôme. La société commercialise également ses propres collections de bijoux et sa propre marque de montres (Carl F. Bucherer) pour laquelle elle a conçu un mouvement «maison» en 2008.
Le Temps: Une année après l’ouverture, quel bilan faites-vous de votre nouveau magasin parisien?
Guido Zumbühl: Nous en sommes très contents. Il s’agissait d’un très grand défi et tous les objectifs que nous nous étions fixé ont été dépassés. Et nous gagnons des parts de marché sur ce lieu très compétitif que sont la place Vendôme et ses grands magasins. Nous sommes sur une très, très bonne voie. Avec ses 2000 mètres carrés, ce magasin est beaucoup plus grand que nos boutiques traditionnelles. Nous apprenons donc à offrir un service un peu différent.
– A l’occasion de l’ouverture du magasin, vous avez déclaré: «A Paris, la concurrence est redoutable, contrairement à Lucerne.» N’avez-vous donc pas de concurrence en Suisse?
– Il y en a beaucoup moins. A Lucerne ou Genève, par exemple, nous avons l’exclusivité des ventes de Rolex, ce qui n’est pas le cas à Paris. Il ne faut pas oublier qu’avec notre longue histoire, nous sommes une marque très connue en Suisse, alors qu’en France, notre nom l’était un peu moins, hors du monde horloger. Paris est également l’une des capitales mondiales du tourisme, ce qui draine de très nombreux clients asiatiques. Beaucoup plus qu’à Lucerne.
– Bucherer est connu pour sa discrétion sur ses résultats. Pouvez-vous tout de même nous donner des indications sur la marche de vos affaires?
– Entre 2009 et 2013, le chiffre d’affaires du groupe a doublé. Nous avons aussi engagé beaucoup de personnel. En 2009, nous étions 1100 et aujourd’hui nous sommes 1700. Nous avons engagé une centaine de personnes pour notre magasin à Paris, mais nous avons aussi étoffé notre personnel en Allemagne. Et, par ricochet, ici, à Lucerne. Nous employons 1200 personnes en Suisse.
– Gary Saage, le directeur financier de Richemont, a dit un jour qu’«en Suisse, à la haute saison, un magasin Bucherer peut réaliser jusqu’à 1 million de francs de recettes par jour». Est-ce correct?
– Vous comprendrez que je ne peux pas commenter…
– Passer de 1100 à 1700 employés en quatre ans, cela représente un sacré cap. Est-ce que la marque est en train de se transformer?
– Oui, nous sommes en train d’opérer une transition assez délicate. Le marché du luxe n’est plus le même qu’il y a vingt ans. Tout va plus vite et il faut se battre pour ne pas laisser nos concurrents prendre nos parts de marché. Nous voulons faire évoluer la marque Bucherer vers une image plus moderne pour éviter de passer pour une vieille maison conservatrice. Mais cela est très délicat, car il faut faire attention à ne pas changer trop vite – ce qui pourrait brusquer nos clients fidèles – ou trop lentement – car ils ne verraient pas de différences. De plus, la vision de Bucherer qu’ont les touristes ou les Suisses n’est pas la même, et il faut ménager les deux. On ne transforme pas une marque de 126 ans si facilement…
– Concrètement, comment se traduit cette évolution?
– Nous avons lancé un programme qui recouvre huit secteurs stratégiques (la publicité, les magasins, les installations, le personnel, etc.). Notre objectif principal est de toucher davantage de monde, sans perdre nos clients fidèles.
– En proposant davantage de montres à moins de 10 000 francs, par exemple?
– Par exemple, oui. Mais aussi en transformant l’ensemble de nos magasins. Les boutiques de Genève, Lausanne ou Berne sont encore de la précédente génération, cela va changer dans les années qui viennent.
– Pensez-vous également investir d’autres marchés que celui de l’horlogerie et de la joaillerie?
– Non, nous ne vendrons pas d’autres produits.
– Est-ce que cette transition passe aussi par une autre approche d’Internet?
– Exactement, c’est l’un de nos autres grands défis. On vient de refaire entièrement notre site, mais nous avons encore le potentiel de faire davantage. Avec une plus grande interactivité avec nos clients, nous pourrions imaginer que ces derniers personnalisent leurs diamants sur notre site. Et nous progressons: aujourd’hui, vous pouvez fixer en ligne des rendez-vous dans un de nos magasins.
– Et la vente en ligne? Imaginable?
– Pas pour l’heure. Mais nous suivons de près ces nouvelles tendances et restons ouverts à toutes les possibilités.
– Quelles sont vos pistes de croissance? Un 16e magasin en Suisse?
– Nous sommes arrivés en France l’an dernier et, pour l’heure, notre objectif est de nous y installer durablement. Ensuite, nous pourrons imaginer des étapes supplémentaires en Europe. En Suisse, nous n’avons pas de projets concrets.
– L’industrie du luxe n’a eu d’yeux que pour l’Asie ces dernières années. Avez-vous envisagé d’aller vous y installer?
– Oui, il y avait des projets. Nous y avons beaucoup réfléchi et avons finalement décidé que, si nous choisissions d’investir dans un nouveau pays, cela resterait en Europe. Ce serait un gros risque, pour Bucherer, de partir en Asie. La culture et les lois y sont si différentes… Imaginez, rien que pour s’installer en France, cela nous a demandé déjà beaucoup de travail. Tout y est un peu plus compliqué qu’en Suisse.
– A Berne, le parlement discute d’une réforme contre le blanchiment d’argent pour se mettre aux normes du GAFI. Les bijoutiers sont particulièrement inquiets d’une possible limitation des paiements en liquide à 100 000 francs. Vous sentez-vous concernés?
– Non, cela ne nous inquiète pas. La plupart des achats passent par des cartes de crédit. Quelques-uns sont effectués via des virements bancaires. Et le cash représente moins d’un pour-cent de nos recettes. A une époque, les Chinois ne payaient qu’en cash parce qu’ils n’avaient pas accès à des cartes de crédit, mais cela a changé. Dans tous les cas, si quelqu’un choisit de payer en liquide et que les vendeurs suspectent quelque chose de louche, ils peuvent s’adresser à notre département de compliance. Nous sommes très prudents. Ce que nous craignons, en revanche, c’est une augmentation de la réglementation, avec des obligations toujours plus lourdes à remplir.
– En moyenne, combien dépense un client chez vous?
– C’est difficile à dire. Cela dépend principalement du lieu. A Genève, par exemple, la dépense moyenne par client est beaucoup plus élevée qu’à Lucerne.
– Vous avez lancé cette année une nouvelle collection («Vive Elle»). La dernière date de 2007. Pourquoi avoir attendu si longtemps?
– Vous savez, le développement de «Vive Elle» nous a pris plus d’une année et demie. Nous voulions nous inspirer des années 1920, de la joie de vivre de cet entre-deux-guerres et il a fallu faire beaucoup de recherches. Il fallait ensuite protéger le nom, travailler une stratégie marketing, rédiger une documentation pour les vendeurs, etc. Et les bijoux ne sont pas une mode comme les autres: ce sont des produits qui ont un cycle de vie beaucoup plus long, il faut donc les imaginer en conséquence.
– Quelles relations entretenez-vous avec la famille Bucherer?
– Elles sont excellentes. Jörg G. Bucherer, petit-fils du fondateur, occupe le poste de président du conseil d’administration. Cela fonctionne de manière tout à fait traditionnelle: il participe à l’élaboration de grands axes de développements stratégiques, mais me laisse toute latitude pour l’opérationnel.
– Jörg G. Bucherer n’a pas de fils, comment envisagez-vous la succession?
– Je ne peux pas concrétiser ce point. Mais des solutions pour notre avenir sont en place.
Valère Gogniat
LE TEMPS |