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Marc A. Hayek, directeur général de Breguet, Blancpain et Jaquet Droz, revient sur l’apparition des smartwatches et les effets du franc fort
Depuis 2010, Marc A. Hayek dirige les trois marques haut de gamme du Swatch Group: Breguet, Blancpain et Jaquet Droz. Trois marques qui ont en commun une forte valeur ajoutée mais qui se positionnent différemment sur l’échiquier horloger. Elles sont d’ailleurs différemment touchées par la crise qui frappe l’industrie. Le patron des trois marques pense que l’industrie horlogère a les moyens de faire face à la crise si elle n’oublie pas d’investir dans la technologie. Rencontre à Bâle.
Le Temps: La baisse de l’euro d’un côté et, de l’autre, la vague des montres connectées. Sommes-nous entrés dans une configuration semblable à la crise qui a frappé l’horlogerie dans les années 70?
Marc A. Hayek: Non, pas du tout. Dans les années 70, en Suisse, on possédait la technologie du quartz. C’est l’arrogance des horlogers qui les a fait plonger dans la crise. Ils pensaient qu’ils pourraient rester dans leur segment, qu’ils n’avaient pas besoin du quartz. C’est justement l’attitude qu’il ne faut pas avoir aujourd’hui. En ce qui concerne la baisse de l’euro, c’est moins grave pour l’horlogerie que pour d’autres industries comme le tourisme. En ce qui concerne nos activités en Suisse, bien sûr que je ne suis pas content de la situation. Mais une partie de nos coûts – les forces de vente notamment ou de marketing – est répartie un peu partout dans le monde. On investit dans la zone euro. Cela crée un effet de «natural hedging», de couverture naturelle. Cela permet d’adoucir un peu l’effet de l’annonce. Quand je regarde les résultats des deux premiers mois, même en Suisse, je ne vois pas de signes qui pourraient faire penser à une situation comparable à la crise du quartz.
– Comment percevez-vous cette déferlante d’annonces de montres connectées?
– Une montre connectée avec des fonctionnalités amusantes, émotionnelles, c’est bien. Mais ce n’est pas envisageable chez Breguet ou Blancpain. Pour moi, une montre connectée, c’est comme le premier iPod nano qu’on a pu porter avec un bracelet: je l’ai acheté tout de suite car j’adore faire du sport. Mais je n’ai jamais considéré que cela puisse prendre la place d’une montre. La montre Apple est bien faite, mais la courte durée de vie – même si on arrive à tripler ces fameuses 18 heures de fonctionnement – fait que cela ne remplacera jamais une montre. C’est un objet en plus. C’est quand même fantastique d’imaginer la force de communication – spécialement aux Etats-Unis – d’un géant comme Apple! Même si toute l’industrie horlogère se mettait ensemble, on ne réunirait pas une telle puissance. Je n’ai jamais entendu autant de gens parler de montres! Et même si à court terme, ils choisissent une montre connectée, je veux croire que cela va créer des opportunités, que c’est positif pour l’horlogerie sur un plus long terme.
– En quoi ces smartwatches impactent-elles le haut de gamme?
– Apple a commencé à évoquer des montres connectées en or à 10 000 dollars. Une tout autre gamme de prix. Mettre cela en avant va certainement donner envie aux gens de regarder ce qu’il y a d’autre comme offre pour ce prix-là. Je ne pense pas qu’on achète une Apple en or à la place d’une montre de marque. La montre connectée ne remplacera pas la montre. Sinon l’horlogerie serait déjà morte à cause du téléphone mobile.
– Cette offre de montres connectées pousse-t-elle les horlogers traditionnels à communiquer sur d’autres valeurs que la précision?
– Oui, mais c’est positif. Grâce à ces montres, on parle beaucoup de technologie et j’adore ça! Quand on travaille dans l’horlogerie haut de gamme, on peut mettre en avant la tradition, les métiers d’art, bien sûr: c’est ce qui donne une âme à nos montres. Mais dans nos métiers, on n’a peut-être pas assez parlé de haute technologie, d’innovations, de nouveaux matériaux, et pas simplement de fonctionnalités. C’est beau une montre réalisée dans les règles de l’art, mais si l’on ne progresse pas en termes technologiques, on perd de vue l’esprit même de l’horlogerie. C’est cela le danger, et non pas la question de faire des montres connectées ou pas. Si l’on pense à un peu plus long terme que ces cinq prochaines années, c’est dans la recherche technologique qu’il faudra investir.
– Pour les trois marques que vous dirigez, quelles stratégies avez-vous développées pour faire face aux difficultés du marché?
– En termes de chiffres, si je prends Blancpain et Breguet, la première se débrouille mieux que la seconde, qui souffre du manque de touristes russes. Mais je ne vais pas changer fondamentalement ma stratégie par réaction. On réagit déjà avec les coûts: on contrôle les budgets marketing, les investissements, on est encore plus strict, on veille plus que jamais à avoir la bonne pièce au bon moment, afin d’être encore plus performant. Mais ce n’est pas vraiment un changement de stratégie. On travaille sur le long terme, avec des adaptations. La panique a été grande les premiers jours quand on a appris la chute de l’euro. On a réagi immédiatement en haussant les prix en euros pour éviter le marché gris et rattraper une différence entre les deux marques: +7% pour Blancpain, +10% pour Breguet. Avec la volatilité des taux de change, il y a toujours plus ou moins 5 ou 6% de différence, voire plus si l’on pense à la Russie. On a dû augmenter les prix là-bas de 25%, et cela ne suffit pas! Mais on peut vivre avec ces différences.
Isabelle Cerboneschi
LE TEMPS |