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Devant la déferlante annoncée des montres connectées, l’industrie horlogère suisse garde son calme et prépare le mélange des genres
En annonçant, en septembre 2014, le lancement de sa montre connectée, Apple a, consciemment ou pas, déclaré la guerre à l’industrie horlogère traditionnelle. Mais contre toute attente, et malgré les prévisions astronomiques avancées sur la prise de marché de ces montres nouvelles générations, l'horlogerie suisse frémit à peine. Imaginer mettre de la technologie dans ses montres, oui. Mais renoncer totalement à la tradition, non. Alors comment l’industrie horlogère compte-elle faire face à la déferlante des montres connectées ?
n février 2014, la société de consulting américaine Canalys publiait une étude sur le marché mondial des montres et bracelets connectés : l’évolution possible du nombre de montres connectées achetées dans les années à venir devrait passer de 23 millions d’unités en 2015 à 45 millions en 2017. Depuis l’annonce en grande pompe du futur lancement de l’iWatch du géant Apple, les montres connectées n’en finissent plus de faire couler de l’encre. Et chacun y va de son analyse. Le marché de ladite montre connectée devrait représenter pas moins de 30 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an, soit environ le chiffre d’affaires généré par l’ensemble de l’industrie horlogère helvétique en 2013. Au point d’ailleurs que Jonathan Ive, directeur du design d’Apple, joue la provocation en déclarant récemment au New York Times : “l'horlogerie suisse est dans le pétrin”.
Et pour cause : le tsunami annoncé par la vente des smartwatches n’est pas sans évoquer l’arrivée, dans les années 70, de la montre à quartz. Une technologie à l’époque largement exploitée par les Américains et les Japonais, mais regardée avec dédain par l'horlogerie suisse qui, en péchant par vanité, a alors connu sa plus grande crise, perdant, dans la foulée, quelque 60 000 emplois. Alors pour ne pas louper le coche une nouvelle fois, l’industrie horlogère garde un œil ouvert sur le potentiel de marché offert par l’arrivée de ces montres… mais avec le flegme qui caractérise la Suisse. Menacée, son horlogerie ? Pas vraiment, non !
Milieu de gamme, la menace de cannibalisation
“Pour nous, la smartwatch est avant tout une grande opportunité pour l’industrie horlogère, et non pas une menace. Tout ce qui incite les gens à mettre quelque chose à leur poignet augmente les chances de vendre plus de montres, de bijoux”, analyse Nick Hayek, le charismatique Pdg de Swatch Group. Voir arriver des montres connectées lorsque, depuis plusieurs d’années, on mise tout sur des boîtiers aux mécanismes bien huilés, n’est semble-t-il pas un problème. C’est un fait, la manufacture horlogère suisse est considérée comme la meilleure du monde. Une industrie poussée au rang d’art, capable de proposer des montres à quelques centaines jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros.
Vendues aux alentours de 400 euros, les montres connectées ne devraient donc venir cannibaliser qu’une partie de l’industrie horlogère. Mais pas la moindre. Pour Grégory Pons, éditeur de la lettre professionnelle Business Montres et Joaillerie, “l’industrie suisse fait 30 millions de montres par an, dont 24 millions de montres à quartz situées dans une gamme de prix allant jusqu’à 500 euros. Or, selon les analystes, rien que l’iWatch d’Apple devrait être vendue entre 20 et 60 millions d’unités dès sa première année de commercialisation, c’est-à-dire approximativement ce que l’Américain avait fait avec l’iPhone. Numériquement, Apple peut donc faire autant que l'horlogerie suisse dans son ensemble”.
Une déferlante qui ne sera pas sans impact. Car l’industrie horlogère est une vaste structure pyramidale : au sommet, la haute horlogerie et les montres très haut de gamme réservées à une élite, et en bas, les montres d’entrée de gamme à moins de 500 euros. Si les smartwatches font s’écrouler le bas de la pyramide, par ricochets, le sommet s’écroulera d’un cran lui aussi. CQFD. “D’ici 5 à 10 ans, le volume de vente de l’ensemble de l'horlogerie suisse aura été divisé par 2 selon mon pronostic. Et si un groupe comme Swatch, par exemple, ne lance pas une montre connectée qui soit capable de concurrencer celle d’Apple, alors la marque Swatch mourra”, augure Grégory Pons.
Qu’à cela ne tienne, Nick Hayeck a d’ores et déjà annoncé pour cette année le lancement d’une Swatch connectée, positionnée sur le fitness : “nous avons tous les savoir-faire nécessaires pour réussir l’intégration de nouvelles fonctions dans un produit porté au poignet”. Et pour cause, en 2004 déjà, Swatch Group était le premier horloger à introduire de l’interactivité dans ses montres avec la Swatch Paparazzi (en partenariat avec Microsoft) et la Tissot T-Touch, capables de donner la météo, l’horoscope ou des informations culturelles. Des flops, malheureusement.
Entre obsolescence et éternité
Quid, en revanche, du sommet de la pyramide ? “La montre connectée va faire des ravages, certes, mais sur une certaine gamme de prix, pas sur l’art horloger… car l’art est éternel”, prophétise Jean-Claude Biver, responsable de la division montres du groupe LVMH. Si l’affirmation peut sembler un brin présomptueuse, elle n’est pourtant pas tout à fait fausse. En l’occurrence, LMVH sait de quoi il retourne, puisque le groupe français détient trois fleurons de l’industrie horlogère : TAG Heuer, Hublot et Zénith, des montres mécaniques vendues à des prix moyens de 2 000 à 21 000 euros, et qui se transmettent le plus souvent de génération en génération.
Or, si ce type d'horlogerie haut de gamme, voire luxueuse, détient sa part d’éternité, les montres connectées, elles, sont davantage portées sur l’obsolescence du produit, technologie oblige. “À mon sens, les smartwatches vont toucher surtout les jeunes générations qui, pour le prix d’une montre mécanique classique, préféreront opter pour une technologie dans l’ère du temps, en phase avec leur culture. Ce qui ne les empêchera pas, un jour, de s’offrir un morceau d’éternité”, estime Jean-Claude Biver. Car là où la nouvelle génération lie l’heure sur son téléphone portable, elle s’habituera, grâce aux montres connectées, à porter quelque chose à son poignet. Et à créer chez le jeune consommateur devenu plus âgé, l’envie de porter une montre… mécanique !
Devant ce déferlement de nouvelles technologies, l’industrie horlogère traditionnelle n’entend pas révolutionner son cœur de métier. Pour autant, Jean-Claude Biver reste sur ses gardes : “nous ne devons pas répéter l’arrogance que nous avons eue dans les années 70. Tout est une question de savants dosages. Avec Hublot, nous continuerons à faire des montres d’art, et entrer aujourd’hui dans l’ère de la technologie avec cette marque nous fourvoierait. Avec TAG Heuer en revanche, nous pouvons nous permettre d’investir dans le développement d’une smartwatch, car cela colle parfaitement à l’ADN de la marque”. Mieux, LVMH pourrait même envisager, à plus long terme, de célébrer le mariage entre l’obsolescence et l’éternité en proposant, pourquoi pas, une montre Hublot dotée d’un boîtier mécanique, mais d’un bracelet connecté…
L’avenir au bout du bracelet
En d’autres termes, les marques de haute horlogerie qui ont fait la réputation de la Suisse envisagent de se jeter dans le grand bain de la technologie… sans précipitation. Or, s’il y a bien une chose, dans une montre mécanique, aussi luxueuse soit-elle, qui flirte elle aussi avec le “jetable”, c’est le bracelet. Alors quitte à changer son bracelet en crocodile tous les 2 ou 3 ans, autant proposer également, à côté du cuir, des bracelets connectés. Et c’est d’ailleurs la marque Montblanc qui dégaine la première son bracelet connecté avec l’e-Strap. L’idée ? Accrocher à une montre classique un bracelet intelligent surmonté d’un petit boîtier, en lieu et place du bracelet ordinaire.
Bracelet doté d’un accéléromètre, d’un podomètre et d’une connexion Bluetooth 4.0 pour établir la liaison avec un mobile sous iOS et Android, afin de recevoir SMS, e-mails et autres notifications d’appels entrants. Une manière de s’inscrire dans l’air du temps. De fait, pour Thierry Frésard, président de Saint-Honoré, “rester dans la tradition a quelque chose de réconfortant. Mais cela ne veut pas dire que notre marque n’ira pas vers la technologie, du moment que cela correspond à notre ADN, avec des bracelets connectés par exemple”. Une idée plus qu’un projet abouti. Mais si la marque de haute horlogerie, ultra-féminine, préfère aujourd’hui encore jouer la carte de l’affect, de l’exceptionnel et du transmissible, en commercialisant notamment une montre en série limitée réalisée avec de l’acier de la Tour Eiffel, elle n’en oublie pas pour autant de garder un œil ouvert sur le futur.
Mutation électronique obligée
En d’autres termes, les horlogers lorgnent du côté de la technologie mais refusent pour le moment d’y céder totalement, préférant continuer à respecter leurs traditions et à graver dans le marbre les codes statutaires que confèrent leurs produits. “Pourtant, réagit Grégory Pons, ces codes ne correspondent pas aux attentes des générations futures qui sont davantage portées sur les tendances. Du coup, les belles montres et la haute horlogerie pourraient devenir trop arrogantes pour cette génération qui préfère sans doute être intelligente et connectée… On a changé de paradigme !”.
Pour bien faire, les montres de luxe vont devoir entamer une mutation électronique, même partielle. Quitte à généraliser un mélange des genres entre systèmes mécaniques haut de gamme et fonctions électroniques utiles au quotidien. Pourquoi ? Simplement parce qu’une montre de luxe qui ne donne que l’heure deviendra un accessoire que l’on sort exceptionnellement, tandis qu’une montre connectée capable de proposer des fonctionnalités au-delà du simple égrenage du temps deviendra le nouveau couteau suisse utilisé au quotidien. A l’instar, finalement, d’un smartphone qui ne se contente pas d’être un simple téléphone.
De leur côté, les géants de l’électronique auront tout intérêt à faire de leurs bijoux de technologie des bijoux à part entière, en soignant notamment leur design. Un design qui, pour Thierry Frésard, “n’apporte pas grand-chose et ne permet pas aux montres connectées d’entrer en concurrence directe avec des marques comme la nôtre”. Or, comme un fait exprès, Apple a recruté en 2013 Paul Denève, ancien PDG de maisons de haute couture telles que Yves Saint-Laurent, Nina Ricci, Courrèges ou Lanvin…
En attendant, il y a fort à parier que le prochain Baselworld (cf. encadré), grand messe mondiale de l'horlogerie et de la joaillerie, sera le théâtre de la mue engagée par l’industrie horlogère suisse vers les nouvelles technologies. On y parlera de ces montres traditionnelles qui cèdent à la modernité via des bracelets connectés, ou de ces marques qui ont décidé elles aussi de faire un pied de nez à Apple et Samsung… À moins bien sûr qu’Apple, justement, décide de commercialiser son iWatch au mois de mars… Auquel cas, même dans son fief de Bâle, l'horlogerie suisse ne pourra émettre qu’un léger bruissement.
Sylvie Ritter
directrice de Baselworld, salon mondial de l'horlogerie et de la bijouterie
Comment avez-vous vu évoluer le salon Baselworld ces dernières années ?
L’attractivité de Baselworld est chaque année plus importante : en 2006, nous enregistrions près de 95 000 visiteurs ; en 2014, le salon accueillait plus de 150 000 participants venant de plus de 100 pays. Nous privilégions la qualité à la quantité, aussi le nombre d’exposants a-t-il diminué pour offrir aux marques un espace suffisant pour exposer en exclusivité leurs innovations et créations. Nous sommes passés de plus de 2 000 exposants en 2010 à 1 500 en 2014 et ce chiffre sera stable en 2015.
Baselworld attire également l’attention des médias de toute la planète ; il est l’un des salons professionnels bénéficiant de la plus large couverture médiatique au monde. En 2006, nous accueillions environ 2 500 journalistes. En 2014, ils étaient 4 000, venus de 70 pays.
Comment anticipez-vous l’arrivée des montres connectées sur le marché de l'horlogerie ?
Baselworld reflète l’industrie horlogère et la bijouterie dans leur globalité. Tous les produits qui font partie intégrante de cette branche y sont toujours présents. Notre salon est un créateur de tendances par excellence et de ce fait, toutes les innovations sont présentées sans aucune exception, y compris les montres connectées. En 2014, quelques marques y présentaient déjà ce type de modèle. Il est important pour les acteurs clés d’avoir toujours une longueur d’avance, et nous rendons cela possible en étant toujours attentifs aux demandes des marques et à l’évolution du marché.
Comment percevez-vous le futur de l’industrie horlogère suisse ?
Au fil du temps, la technologie a évolué, comme nos goûts. Les nouvelles tendances s’imposent à un rythme effréné, les habitudes de consommation changent continuellement, et le secteur de la bijouterie et l'horlogerie anticipe ces évolutions et répond aux besoins du marché.
L'horlogerie et la bijouterie sont moins touchées que d’autres branches par la morosité économique. Ce sont des secteurs à haute capacité d’innovation et de création, et par le passé, nous avons pu constater que les divers challenges économiques n’ont fait que les renforcer.
NFC, la technologie à la pointe du boîtier
Rivaliser avec des mastodontes de l’électronique lorsque l’on est un expert de la mécanique, c’est un peu faire fi de son ADN. Or, si le bracelet connecté est une véritable alternative pour l’industrie horlogère “classique”, il se pourrait bien que la puce NFC en devienne une également.
La Near Field Communication est une technologie de transfert sans contact qui peut être directement – et surtout discrètement – intégré aux boîtiers mécaniques des montres, ou plus exactement à son verre. C’est le genre de technologie dont Winwatch, société suisse de propriété industrielle, se fait désormais l’étendard. L’idée ? Intégrer une puce capable d’entamer la conversation avec un smartphone dans la vitre d’une montre, sans toucher, ni modifier sa structure interne et son design. Joignant le geste à la parole, Winwatch a ainsi présenté, en juin 2014, une montre à l’aspect classique dotée d’une puce NFC lisible à partir d’un lecteur (comme un téléphone), dès lors que celui-ci se trouve à moins de 2 cm de la montre.
Si la nécessité de la proximité entre la montre et le lecteur et la capacité mémorielle de la puce (8 Ko) mettent encore un frein au développement en masse de ce procédé, le NFC permet en revanche des applications telles que le déverrouillage du smartphone, le paiement électronique sans contact ou encore l’authentification de la montre. Ces applications certes limitées ne permettent pas encore de se mettre à l’abri du prochain tsunami des montres connectées, mais la puce NFC pourrait bien répondre, à court terme, à la demande de mutation technologique des horlogers. D’autant que Samsung lui-même, pourtant largement porté sur les nouvelles technologies, envisage d’intégrer à sa prochaine montre connectée une puce NFC… afin de proposer des paiements sans contacts directement via sa Smartwatch.
Chiffres clés
Du simple au double
Impossible de donner des pronostics précis quant aux ventes de l’Apple iWatch. Dès lors, tout le monde y va de sa boule de cristal. Ainsi, pour la banque suisse UBS, ce sont pas moins de 24 millions d’exemplaires de la montre connectée qui pourraient être vendus cette année. Mais pour Forrester, 10 millions de personnes se jetteront sur l’iWatch sur la même période.
Source : ZDNet, décembre 2014
par Ambre Delage
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