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L'impulsion est venue de la rue. Jeune, la rue. L'envie de porter l'heure autrement qu'accrochée au poignet. Le désir aussi de voir pendre de la poche de son jean une chaîne, portée comme un bijou. Du coup, la montre de poche se voit promue accessoire de mode hautement désirable. Le XXIe siècle peut-il rompre avec les usages horlogers du XXe siècle? Quelques audacieux ont déjà répondu oui.
Normalement, la cause est entendue depuis les dandys de la Belle Epoque: rien dans la main, rien dans la poche. C'est au poignet que se porterait le nouveau siècle. Les montres de gousset et les chaînes qui barraient les gilets ont rejoint les guêtres dans les oubliettes de la mode.
Pourtant, la tentation subsiste. Quand Piaget lance au printemps 2007 une montre de soirée en visant l'élégance suprême, c'est un tourbillon qu'il propose, tout en transparence, logé dans un boîtier carré à porter au bout d'une chaîne, dans les plis soyeux de son Kummerbund. Une série limitée épuisée en quelques semaines. A vrai dire, Patek Philippe ou Audemars Piguet ont toujours conservé, dans les profondeurs de leur catalogue ou en commande spéciale, une offre de montres de poche, simples ou compliquées, pour les collectionneurs initiés. Chez Christie's, Sotheby's ou Antiquorum, la cote des montres de poche n'a jamais faibli au cours de ces dernières années.
A un niveau de prix moins stratosphérique, on découvre que Tissot vend toujours chaque année des dizaines de milliers de boîtiers de poche à de jeunes amateurs tentés par la nostalgie et le non-conformisme d'une montre à glisser dans la petite poche d'un jean. La maison lancera d'ailleurs à Bâle une nouvelle Ball Watch, une montre de poche emprisonnée dans une boule de cristal qui joue un double jeu et s'utilise aussi comme pendulette de table.
De nombreuses collections de montres fashion ont désormais adopté ces miniboîtiers qu'on agrafe à la bretelle d'un maillot de bain ou en grigri de téléphone portable. C'est aussi une des spécialités d'Hermès, qui gaine sa montre-cadenas d'un étui de cuir à porter en sautoir et lance au printemps un modèle Harnais pocket, terminé par une lanière de cuir.
Du coup, quand Richard Mille annonce un nouveau tourbillon de poche, on se prend à croire que le XXIe siècle horloger ne se bâtira peut-être plus exclusivement à la force du poignet. Le réinventeur de la montre contemporaine se défend du moindre calcul: «J'aime l'élégance du geste de celui qui regarde l'heure au cadran d'une montre de poche. C'est moins mécanique que le banal renversement de poignet, et plus savoureux puisqu'on «prend» le temps de lire cette heure.» Sans concession à l'esprit vintage ambiant, son boîtier donne le ton d'un nouveau dandysme: style carré cintré, ligne galbée, haute complication à forte valeur ajoutée technique, décalage du porter qui démode les «patates» de poignet.
Richard Mille n'est pas isolé. Vincent Bérard, un des plus créatifs des nouveaux horlogers indépendants (on lui doit notamment l'idée de la Bugatti de Parmigiani), joue lui aussi la carte de la montre de poche pour loger ses complications. Est-ce vraiment une coïncidence si Breguet a entrepris de rééditer plusieurs de ses célèbres montres de poche, dont la légendaire «montre Marie-Antoinette», qui fut considérée, à la fin du XVIIIe siècle, comme un insurpassable sommet de l'art horloger? Pour la beauté du geste ou par goût de la provocation, d'autres maisons glissent çà et là un modèle de poche dans leur catalogue...
Ces indices restent mineurs si on les rapporte à la production des montres-bracelets classiques, mais ils s'avèrent signifiants d'une nouvelle modernité. Plusieurs facteurs entretiennent cette pulsation. Au poignet, les limites de l'épure ne sont pas loin d'être atteintes, ne serait-ce que pour des raisons physiologiques: passée en dix ans de 34 à 44 mm, la taille moyenne des boîtiers masculins (28 à 38 mm pour les femmes) ne peut guère plus gagner que quelques millimètres.
On commence aussi à dépasser l'optimum en termes de poids (même en titane, les grands boîtiers alourdissent le poignet), alors que l'exigence de légèreté se fait pressante pour les néonomades contemporains.
Comment répondre à la demande de montres toujours plus démonstratives, qui soient simultanément plus compliquées sur le plan technique et plus élégantes sur le plan esthétique? Tout simplement en changeant de «modèle» et de logique: joyeusement rétrofuturiste, le retour à la montre de poche est une hypothèse évolutive à prendre en compte.
D'autant que cette réapparition se coule dans de puissantes dynamiques sociétales. D'abord, le souci général d'avoir prise sur le temps: une montre de poche se prend en main, ce qui induit une autre conscience du temps qui passe et un irrésistible sentiment de réappropriation de l'heure. Ensuite, le nouvel impératif marchand de différenciation: sans être cynique, le changement de «modèle» n'est-il pas le meilleur moyen d'assurer le renouvellement du «parc» sur des marchés horlogers saturés? Enfin, le goût propre à chaque génération de «marquer» son temps: ludique par sa chaîne, libérée du poignet où elle était rivée, la montre de poche est polysensuelle par nature (tactile, visuelle, sonore), donc postmoderne et surtout impertinente face aux «modèles de papa». Les indices convergent.
Autrefois considérées comme fragiles, les montres de poche ne l'étaient qu'en fonction des avancées industrielles de leur temps: on sait aujourd'hui les rendre aussi étanches et tout-terrain que les montres-bracelets. La chaîne en titane imaginée par Richard Mille est tout sauf triviale, et cette RM 020 peut s'utiliser en pendulette de table - autre façon d'instituer une confrontation avec le temps qui passe. Aujourd'hui, tout le monde a des poches, ce qui n'était pas forcément le cas autrefois, notamment pour les femmes. Rien ne s'oppose donc à une délicieuse - parfois douloureuse - reconversion...
Il suffit souvent du geste d'un précurseur pour changer notre regard sur le monde et sur les objets de notre vie quotidienne. Il y a tout juste cent ans cette année, Hans Wilsdorf déposait la marque Rolex pour faire de la montre-bracelet l'objet personnel le plus symbolique d'un nouvel art de vivre, tandis que l'époque ne jurait que par les chaînes de montres ornementées, les boîtiers festonnés et les aiguilles fleuries. Cette nouvelle manière de porter et de lire l'heure devait structurer le XXe siècle. Attention aux signaux faibles qui nous permettent, peut-être, de décoder le XXIe siècle.
Le Temps |