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Pour la première fois depuis sa création, il y a onze ans, la manufacture Roger Dubuis ouvrira la semaine prochaine ses portes sans la présence de Carlos Dias.
Alors que le groupe Richemont s’empare de ce joyau de la haute horlogerie genevoise, retour sur les « années Dias » et sur cet étrange président, qui aura marqué l’horlogerie de sa vision.
Carlos Dias (ci-dessus, image Revolution Press) n’est ni horloger de formation, ni même formé aux disciplines commerciales. C’est un self made man intégral, un autodidacte absolu de la montre et de stratégie industrielle. C’est probablement ce profil non-conformiste qui a fait sa grandeur comme ses faiblesses.
D’origine lusitanienne, Carlos Dias est né en 1957. Sa carrière horlogère commence dans les années quatre-vingt-dix, après plusieurs autres « vies » qui lui ont appris la vie. Passionné de montres comme tous les Latins soucieux de leur apparence (c’est aussi un adepte de la plus stricte élégance vestimentaire), on l’a connu, entre autres, chez Franck Muller, où il a sans doute compris qu’une nouvelle révolution horlogère se préparait, avec l’appétit de nouveaux consommateurs pour de nouvelles montres.
Quand il décide de se lancer, en solo, dans la création de sa propre marque, plusieurs bonnes fées se penchent sur son berceau. Notamment Gabriel Tortella, le gourou horloger qui a créé Antiquorum, Worldtempus et le Grand Prix d’Horlogerie de Genève aussi bien que la Tribune des Arts. La légende – plus ou moins confirmée de part et d’autre – veut que la première collection de montres Roger Dubuis ait été dessinée par Carlos Dias sur la table de la cuisine de Gabriel Tortella, qui a toujours conservé pour Carlos Dias une grande amitié.
Autre bonne fée, plus horlogère cette fois : Roger Dubuis, un des maîtres-horlogers les plus inventifs de sa génération, spécialiste des complications un peu bizarres, et notamment des affichages rétrogrades tels qu’on les aime à Genève.
Un peu d’argent personnel, de l’entregent relationnel et un minimum de créativité horlogère : il n’en fallait pas plus, en 1997, à l’aube de la création de la somptueuse « bulle » horlogère dans laquelle nous vivons toujours, pour connaître un embryon de succès. A condition d’avoir la « vision » d’un Carlos Dias, qui a immédiatement entrepris de construire sa « maison » sur des bases radicalement différentes de ses concurrents. « Vision » qui vaudra sans doute à Carlos Dias sa place dans les manuels de l’histoire horlogère, surtout si ces intuitions stratégiques n’étaient que le premier étage d’un parcours qu’on imagine mal stoppé par la cession de ses parts au groupe Richemont…
Dès sa première apparition au SIHH, la collection Roger Dubuis fait « causer » par la radicalité de ses choix esthétiques et même techniques, puisque la marque entend s’inscrire dans la tradition d’un Poinçon de Genève que les ténors de l’époque tendent à négliger. Carlos Dias, lui, a compris que le retour de l’horlogerie mécanique passait par le respect intégral des canons hérités du passé et par la redécouverte d’un savoir-faire multi-spécialisé pas vraiment valorisé par les marques genevoises.
Le style et les finitions : c’est le premier coup de poing à l’estomac des créations de Carlos Dias et le premier pilier de sa « vision ». Il place d’emblée la barre très haut, avec des boîtiers légèrement excentriques (le style baroque de sa collection Sympathie a pu choquer) et surtout surdimensionnés : plus Latin que jamais, Carlos Dias a toujours cru aux grosses montres et il ne se privera pas de réinventer des classiques comme la Much More rectangulaire, largement imitiée depuis. Cette évolution stylistique se poursuivra avec les boîtiers Excalibur (la troisième « corne » centrale est un marqueur identitaire) et, plus récemment, sa ligne King Square, qui remet à l’honneur le style sportif carré.
On passera pour mémoire les petites subtilités marketing, comme les premières « séries limitées à 28 exemplaires » (inventées par Carlos Dias et recopiées jusqu’à l’écoeurement par ses concurrents), l’attention portée au design des corners et des boutiques (look très contemporain, quand les autres marques jouaient encore le classicisme néo-bourgeois) et la starification progressive du « patron » de la marque, vite promu seul porte-parole et incarnation de Roger Dubuis. Ce diable d’homme aura aussi inventé l’égo managérial !
Tout ceci au prix d’un travail insensé, qui l’a amené à vivre sa marque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, avec des crises de désespoir terribles que personne n’a jamais soupçonné, des doutes sur la validité de son modèle d’entreprise, des fureurs inouïes quand les choses et les gens n’avançaient pas assez vite à son gré. On ne peut pas imaginer une mobilisation aussi forte, à chaque instant, sans ces menus plaisirs que donne la réussite économique : on ne connaît à Carlos Dias ni collection de Ferrari, ni yachts somptuaires à Monaco, ni même de train de vie fastueux dans les stations de sport d’hiver proches de Genève. Costumes et souliers sur mesures certes, revenus cossus et oliveraies dans son Portugal natal, mais sans ostentation, sans cocaïne et sans call-girls slaves.
Il y aurait (aura ?) un roman à écrire sur la complexité psychologique de ce Carlos Dias, en tant qu'entrepreneur, en tant qu'homme et en tant que personnage de la jet-set horlogère...
Derrière la création, l’industrialisation, qui sera le second pilier de sa « vision ». Dès les premières heures de la création de Roger Dubuis, Carlos Dias a su qu’il lui fallait inventer un nouveau style d’entreprise et de « manufacture » (un terme que tout le monde avait plus ou moins oublié). Cela passait par des éléments visibles (les bâtiments) et plus discrets (les machines et leurs opérateurs).
La manufacture sera érigée au sein d’un chantier permanent à Meyrin, dans la banlieue de Genève, et ceux qui en ont vécu les différentes « tranches » n’en ont pas cru leurs yeux. Carlos Dias aura aussi inventé une certaine mégalomanie architecturale, qui veut qu’une marque de montres commence par se montrer elle-même en majesté. Que n’a-t-on pas entendu sur cet enchevêtrement de parois de verre et de poutrelles d’acier, où l’extravagant « Monsieur Dias » disposait d’une salle à manger particulière et d’un cuisinier privé (excellent, d’ailleurs), ce qui ne l’empêchait pas serrer des mains, de faire des bises et de papoter avec son personnel en passant par la cantine voisine…
Côté machines, Carlos Dias a pressenti, avant tout le monde, qu’il fallait « verticaliser » et que la haute horlogerie ne pouvait plus se contenter de mouvements achetés sur étagère à des fournisseurs généralistes. Qu’on se souvienne bien que, à la fin des années quatre-vingt-dix, ni Rolex, ni Patek Philippe ne proposaient de chronographes « manufacture » et que les marques capables de proposer leurs propres mouvements se comptaient sur les doigts d’une main. « Monsieur Dias » a décidé, lui, de tout faire lui-même, ce qui a réclame de très importantes ressources en capital (d’où un endettement récurrent) et des investissements majeurs en termes de personnel.
Passons sur les détails de logistique pour n’examiner que le résultat : un parc industriel unique au monde (quand on le rapporte à la taille de l’entreprise), une verticalisation poussée à l’extrême (estimation à 98 % des composants nécessaires), des machines uniques au sein de l’industrie horlogère suisse (certaines étant réalisées sur mesures pour Roger Dubuis), une capacité de production poussée jusqu’au spiral et un peu moins d’une trentaine de mouvements entièrement développés « in house » en moins de dix ans. Personne n’a fait mieux à ce jour ! On comprend que Richemont n’ait pas hésité une seconde devant cet incroyable potentiel…
Il faut avoir vu Philippe Dufour – le « trésor vivant » de la tradition horlogère helvétique – s’extasier devant cette série de mouvements (témoignage publié dans Business Montres, au printemps 2007) pour apprécier le fantastique effort industriel que représente cette collection de calibres à peu près tous plus innovants les uns que les autres. On pense ici aux doubles tourbillons, aux complications rétrogrades (notamment le chronographe), aux mini-tourbillons féminins, aux platines squelette « thématiques »… Non seulement Carlos Dias avait compris avant tout le monde ce qu’allaient devenir les montres, mais il avait également pressenti ce qu’elles allaient contenir...
Coquetterie supplémentaire : Carlos Dias a réinventé les bulletins d’observatoire et redonné aux montres le goût de la précision, en proposant à l’Observatoire de Besançon (France) de lui construire, à Meyrin, un terminal privé de certification horlogère, calé sur une horloge atomique. Du jamais vu au début du troisième millénaire, même si la profession commence à redécouvrir les charmes des concours de précision…
Bref, il y avait la « vision », il y avait l’homme, il y avait les montres (très appréciées des amateurs de la nouvelle génération horlogère) et il y avait la capacité industrielle.
Il n’a manqué à Carlos Dias qu’une rallonge financière, ce qui l’a conduit à choisir un investisseur plus retors que la moyenne (Akram Aljord, qui n’était pas là pour faire du sentiment) et des distributeurs pas toujours faciles ou loyaux. Ce qui a provoqué un certain grippage d’une mécanique remarquablement pensée et un freinage d’une dynamique que tout permettait de penser irrésistible. « Monsieur Dias » s’est battu jusqu’au bout pour conserver ses marges de manœuvre et son indépendance, mais le ver était dans le fruit.
Comme la chèvre de M. Seguin, il s’est battu toute la nuit, mais, au matin, il a succombé. Trop de pression sur un homme trop seul, qui n’a d’ailleurs jamais pu s’entourer des talents dont il aurait eu besoin. Trop de soucis extérieurs au seul pilotage d’une entreprise dont il maîtrisait la moindre finesse et les moindres subtilités du moteur. Trop de fatigue après avoir trop donné à une entreprise qui lui échappe aujourd’hui en raison de contraintes exogènes.
Exit Carlos Dias comme « patron » de Roger Dubuis. Reste la passion immodérée d’un homme pour les montres, une fantastique créativité esthétique et une soif d’entreprendre largement supérieure à la moyenne. Si une réserve « sabbatique » s’impose, tant pour des raisons contractuelles que pour des raisons de santé (voire de psychologie élémentaire), on ne voit cependant pas ce qui pourrait calmer un aussi fringant quinquagénaire, qui ne cesse de dessiner l’avenir et d’imaginer le mieux dans le meilleur des mondes horlogers.
« Monsieur Dias » est maintenant seul. Pour avoir tracé sa route sans ménager les uns ou les autres, il n’avait plus beaucoup de courtisans, ni beaucoup d’obligés. Il aura désormais encore moins d’amis, mais il aura en main – avec quelques cartouches financières – la meilleure des armes pour les cerveaux hardis de son espèce : la liberté. Pour une âme d’entrepreneur, il n’est pas de bien plus précieux. A la place de ses détracteurs, je ne me réjouirais pas aussi vite de son éviction provisoire de la scène horlogère.
Ce n’est qu’un au-revoir, Carlos. A bientôt…
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