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Vols d'or, contrefaçons de montres, séquestre et tabassage. Depuis hier et durant cinq semaines, le Tribunal pénal économique de Neuchâtel juge «Le Pharaon» de l'horlogerie suisse, ainsi que quatorze autres prévenus.
Nicolas Hayek, le président de Swatch Group, n'a jamais mâché ses mots face à ce scandale qui, en 2003, a ébranlé le monde feutré de l'horlogerie helvétique: «Nous risquons ici de perdre notrelustre: de l'Europe à l'Asie, l'honnêteté des horlogers suisses sera mise à mal. L'affaire Jaquet pourrait avoir le même impact que le casse de la banque du Vatican par plusieurs cardinaux!»
Et pour cause: au procès monstre qui s'est ouvert hier devant le Tribunal pénal économique de Neuchâtel, on ne va pas seulement parler, durant les cinq prochaines semaines, de vols d'or dans les Montagnes neuchâteloises, mais aussi et surtout de falsification et de contrefaçons, opérées — c'est du moins ce que dit l'acte d'accusation — par d'éminents représentants de la branche établis à La Chaux-de-Fonds.
Marathon judiciaire
Des deux côtés de la barre, les noms les plus prestigieux de l'industrie horlogère se font en effet face. Devant une salle d'audience archicomble, le Tribunal a entamé un véritable marathon judiciaire, le plus important de l'histoire pénale neuchâteloise. Sur les bancs de la partie civile, on découvre ainsi des représentants de Rolex, du groupe Richemont ou de la société De Grisogono. Rien de moins. Au départ, deux autres manufactures, Ulysse Nardin et Franck Muller, étaient également du groupe, mais elles ont, par la suite, retiré leur plainte.
Sur le banc d'infamie, voici Jean-Pierre Jaquet, surnommé dans les Montagnes neuchâteloises «Le Pharaon», un baron des montres à complication au début des années 2000, lorsqu'il dirigeait encore sa société Jaquet SA. Il est accompagné de quatorze autres prévenus, provenant pour moitié de la branche horlogère et de l'autre, d'hommes de main sans lien direct avec la profession. Les faits qui leur sont reprochés?
Un scénario du Far West
Deux actes de brigandage de haut vol, tout d'abord. En 2002, une camionnette remplie de marchandises appartenant à Rolex est dérobée, arme à la main et en pleine ville de La Chaux-de-Fonds, sous les fenêtres de l'entreprise Miranda Polissage, avec la complicité du patron de cette dernière. Puis, quelques semaines plus tard, un casse survient à l'entreprise RSM, où des individus armés dérobent des barres en or qui seront fondues et écoulées, à l'instigation de l'horloger et collectionneur Jean-Pierre Jaquet qui fournissait alors les plus grandes marques horlogères en mouvements à complication. Le montant de ces vols de métal jaune s'élève à plus de 1 million de francs.
Ensuite, la fabrication de «vraies fausses» montres. Selon l'acte d'accusation, Jean-Pierre Jaquet et ses complices auraient fabriqué vingt-trois montres de luxe Ulysse Nardin, avec
des composants soustraits dans l'entreprise du Locle. Ils auraient également contrefait vingt-cinq montres Franck Muller bon marché. Les maisons De Grisogono, Rolex, Piaget, enfin, ont fait l'objet de vols, de contrefaçon ou encore de fabrication de «vraies fausses» montres.
Les quinze accusés nient tout en bloc, ou presque. Mais, selon un fin connaisseur du monde horloger helvétique, «le procès Jaquet en fait trembler plus d'un dans l'univers du tic-tac made in Switzerland. Car Jean-Pierre Jaquet a fait des affaires avec tous, et certains se bouchent un peu facilement le nez aujourd'hui.»
Les acteurs de l'affaire «Ulysse»
Jean-Pierre Jaquet et José Miranda, patron de l'entreprise Miranda Polissage de La Chaux-de-Fonds, sont les accusés les plus en vue de ce mégaprocès. Le premier est accusé d'être l'instigateur de ces délits; le second, d'être impliqué dans le braquage, devant sa propre usine, d'un convoyage d'or horloger sous-traité pour le compte de Rolex.
Mais ces deux hommes ne sont pas ceux qui risquent le plus gros. A leur côté, on trouve surtout un ressortissant italien, soupçonné d'avoir initié les brigandages. En 2003, il a aussi fait passer à tabac son «commanditaire», Jean-Pierre Jaquet, mécontent, semble-t-il, du paiement que ce dernier lui offrait. Le «Pharaon» s'est alors vengé, enfermant l'Italien complice dans sa cave et lui pointant un pistolet sur la tempe.
Deux anciens patrons d'entreprises aujourd'hui liquidées figurent enfin parmi les quinze accusés, avec des préventions moindres. Près d'une trentaine d'autres prévenus ont par ailleurs été renvoyés vers d'autres tribunaux ou condamnés par ordonnance pénale. L'arrêt de renvoi comporte pas moins de quatre-vingt classeurs fédéraux et un acte d'accusation de 122 pages.
Les interrogatoires commenceront aujourd'hui. Toute cette première semaine sera consacrée aux diverses affaires de vols d'or, ainsi qu'à plusieurs cas de recel et de commerce de montres dérobées dans les ateliers de fabrication. La semaine prochaine, les audiences porteront sur le braquage devant l'usine Miranda, ainsi que le casse au sein de l'entreprise RSM Décolletage, où 52 tonnes d'or ont été dérobées. La troisième semaine sera destinée à diverses infractions commises aux dépens de grandes marques horlogères.
Tribune de Genève |