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Officiellement, tout va bien : exportations suisses au plus haut, chiffres records pour les résultats des groupes de luxe internationaux, fournisseurs au bord de la rupture tellement la demande est forte.
Officieusement, est-ce réaliste ?
Une petite musique de crise se fait entendre. Tout le monde l'entend, mais il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre...
A ma droite : + 10 % sur le premier semestre 2008 ; à ma gauche : + 15 % ; au milieu : + 18 %. Qui dit mieux ? L’optimisme de rigueur crispe les mâchoires et, dans les manufactures, chacun peut jurer, la main sur le cœur, que tout va très bien. On serait tenté d’ajouter… « Madame la marquise » !
Quelques analystes sont prêts à démontrer que jamais le luxe ne s’est si bien porté, en particulier le luxe horloger, et que les nouvelles fortunes mondiales sont d’autant plus « crisis proof » qu’elles ne sont pas assises sur les revenus de la Bourse ou de l’immobilier. Ah bon ?
Même apparente confiance dans l’avenir au sein des états-majors suisses ou parisiens : jusqu’ici, le luxe a mieux résisté que prévu aux soubresauts de l’économie mondiale, et donc il résistera mieux.
Tout ceci est sans doute vrai si on s’en tient strictement aux volumes des exportations de la FH (qui correspondent aux ventes déclarées exportées par les marques) et aux chiffres bruts des commandes enregistrées depuis le printemps et donc transmises aux fournisseurs.
Parfait, mais on doit quand même y regarder de plus près…
Sans vouloir jouer les Cassandre, le son de cloche qu’on peut ramener du terrain est moins idyllique.
On sent les analystes nerveux, limite hystériques : que le dernier communiqué de Richemont évoque prudemment un possible « ralentissement » (ce dont personne ne doute) et le titre du groupe plonge en Bourse. Même constat pour le Swatch, dont les résultats sont à la fois excellents et surtout prometteurs en cas de crise éventuelle, du fait des structures mêmes du groupe (industrie et distribution de marques). La moindre réserve émise par LVMH coûte quelques centaines de millions d’euros aux actionnaires…
Il faudrait également se demander par quel miracle l'économie du luxe horloger serait déconnectée de l'économie réelle en général : dans un contexte global de krach financier rampant (voir ce qui se passe aux Etats-Unis chez Lehman Brothers ou Merrrill Lynch), de chahuts boursiers et d'effondrement immobilier, pourquoi les clients des manufactures de montres seraient-ils épargnés ? Même ceux que la crise enrichit, comme ceux qui spéculent sur la hausse des matières premières, n'ont pas de raison de voir l'avenir avec confiance...
Restent la situation des marchés eux-mêmes, aujourd’hui très contrastée selon les zones géographiques.
Rien de vraiment changé sur le marché européen, toujours aussi atone (si on excepte les ventes aux étrangers), sauf que, depuis quelques mois, les deux moteurs de l’horlogerie du vieux continent – l’Espagne et le Royaume-Uni – sont quasiment en panne. Après vérification auprès des marques et visite sur le terrain de quelques grands détaillants locaux, le constat est tragique : plus rien ne se vend (haut de gamme ou moyenne gamme) en Espagne, alors que le taux annuel de croissance du marché horloger dépassait parfois, depuis plusieurs années, les 20 %. Même situation à Londres, où le licenciement brutal de 12 000 hedge funders va priver de la manne des primes de fin d’année tous les détaillants horlogers, ainsi que les concessionnaires Porsche et Ferrari.
Donc, coup de torchon sur les places européennes qui tirait la croissance et calme plat en France comme en Allemagne ou en Italie (là, on parle même de régression). Par exemple, cet été, la Côte-d’Azur n’a pas brillé par ses ventes – même aux Russes ou aux Séoudiens…
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est plus grave : c’est la panne sèche et, quoiqu’on en dise dans les manufactures suisses, les marques ont enregistré de nombreuses annulations des commandes passées à Bâle. Comme, entretemps, ces commandes optimistes du printemps avaient été transmises aux fournisseurs de boîtiers, de cadrans et de mouvements (ce qui explique l’actuel engorgement des ateliers de composants), il est probable qu’on se retrouvera en fin d’année en situation de surproduction : que deviendront ces surstocks, officiellement pré-vendus mais de facto refusés par les détaillants ?
La machine économique américaine est de toute façon durablement arrêtée, le temps de se « purger » et de se remettre en forme – ce que personne n’attend avant le début 2010.
En Asie, il y a longtemps que le Japon a freiné – ce qui handicape les marques de luxe qui y écoulaient 15 %, 20 %, voire 30 % de leur production globale. Aucun espoir de relance du côté nippon.
L’ensemble grand-chinois, de loin le plus dynamique depuis plusieurs années, incite-t-il à plus d’optimisme ?
Officiellement oui, si on prolonge sur la fin de l’année les tendances du début 2008, elles-mêmes découlant de la dynamique de 2007. Dans la réalité, c’est moins sûr.
D’où les nouveaux riches est-asiatiques tirent-ils leurs revenus ? Essentiellement d’une production manufacturière exportée vers le monde entier, en particulier vers les Etats-Unis. Si la consommation se ralentit aux Etats-Unis et en Europe (ce que personne ne nie), les usines chinoises devront ralentir leur production, ce qui réduira mécaniquement les revenus financiers des nouveaux riches locaux – et donc leur propre consommation de biens de luxe.
Cette analyse économique basique est confirmée par les échos du terrain : localement, à Singapour ou à Hong Kong (lieux privilégiés du shopping de luxe grand-chinois), les ventes restent dynamiques, mais déjà beaucoup moins qu’il y a un an. Tout ne se vend plus à n’importe quel prix et les amateurs sont plus sélectifs.
Même si la « niche » des hyper-collectionneurs est loin d’être saturée, il faut admettre qu’il faut des doses de plus en plus massives d’émotions horlogères (et donc de concepts ultra-pointus) pour inciter un amateur à s’offrir sa dixième ou sa vingtième Richard Mille, DeBethune, MB&F, Urwerk et autres merveilles qui nous font rêver (rayez les mentions inutiles et ajoutez les vôtres)…
Les coups de yo-yo enregistrés (à la baisse !) sur les places boursières ont également entamé le magot des néo-millionnaires en dollar et ne les incitent pas à l’euphorie pour les trimestres à venir.
La déconfiture récente des ténors locaux de l’horlogerie (Peace Mark ou Egana), avec un effet de contagion panique possible sur des réseaux comme Sincere, prouve au minimum que les montres ne bénéficient plus du même facteur de confiance qu’auparavant et que cette magie disparue annonce peut-être le report des dépenses statutaires sur d’autres valeurs symboliques que les objets du temps (notamment, dans le domaine de la mode, les valeurs sûres du sur-mesures old-fashion « à l’européenne »).
On sait, par ailleurs, que le système financier chinois est assis sur une montagne de 1 800 milliards de dollars mis en réserve. Dollars dont le court conditionne la valeur de ces réserves, souvent investis en bons du Trésor des Etats-Unis : le sauvetage obligatoire de Fannie Mae et de Freddie Mac par le gouvernement américain s'explique ainsi par 400 milliards de dollars détenus par la Banque centrale de Chine dans la dette de ces deux fonds hypothécaires américains. Donc, la prospérité chinoise est sauf indépendante de la mauvaise santé de l'économie mondiale. Tous les économistes en sont conscients sauf, apparemment, les experts de la prévision horlogère...
Si l’Asie vacille et se prend à douter, quels sont les marchés refuges pour les horlogers européens ?
Un peu pour les mêmes raisons que les incertitudes chinoises et avec l’aggravation des fluctuations (à la baisse) du cours du pétrole et des matières premières, ni la Russie (au sens large, soit le territoire de l’ex-URSS), ni le Proche-Orient n’envisagent l’avenir avec béatitude. L’argent plus ou moins gris-noir circule moins facilement dans une Russie en pleine resédimentation administrative : même à l’étranger, les Russes les plus riches, sans trop regarder à la quantité de leurs dépenses, se piquent désormais de la qualité de ce qu’ils achètent. Plus experts et moins naïfs, ils ne se contentent plus que du meilleur – et ils savent de mieux en mieux ce que c’est.
C’est encore dans les Emirats qu’on trouve ce parfum de folie dépensière et de « flambe » à outrance qui aura caractérisé l’essentiel des années 2000 : rien n’est trop beau pour les innombrables commercial malls de Dubaï et des principautés confettis du Golfe. Jusqu’à quand ? En Suisse, tout le monde se pose la question et de la réponse dépendra la vraie prise de conscience d’une « crise » inéluctablement programmée, mais encore niée par les managers.
On peut ajouter à ce tableau – pessimiste, certes, quoique réaliste – l’aspect purement cyclique de l’industrie horlogère, qui n’a jamais cessé d’alterner, au cours de ces derniers siècles, les pics d’insolente prospérité et les lendemains qui déchantent. On repère parfaitement cet effet de vague dans les rares chiffres disponibles, aussi bien dans les statistiques officielles que dans les (vrais) chiffres des marques (rares sont ceux qui y ont accès) : les ondulations se jouent en général sur un rythme de huit à dix ans.
Si on admet que le précédent creux a été atteint dans la foulée du 11 septembre 2001 (il avait succédé à l’euphorie millénariste du passage à l’an 2000), on peut imaginer que, passé le pic de 2007, l’industrie horlogère a entamé une descente qui pourrait l’amener à une remontée vers 2010.
Ce qui ne veut pas dire qu’il faut baisser les bras. Au contraire, c’est toujours à l’issue de ces basses eaux que se révèlent les nouvelles orientations du marché et les tendances qui reformatent l’offre aussi bien que la demande. On peut ainsi dater de 2004 la « révolution horlogère du XXIe siècle » (celle des concept watches, des nouveaux matériaux et des gros boîtiers aux designs futuristes). Il n’y a donc plus qu’à attendre le coup de Kärcher d’une crise pour préparer la Saison 2 de la « nouvelle horlogerie ».
Donc, pour résumer : une économie globalisée au point mort, une industrie menacée dans ses approvisionnements par la réorientation stratégique du Swatch Group (livraisons d’ETA), des stocks de montres neuves pleins les tiroirs des détaillants qui sont prêts à les laisser déferler sur le marché gris, des fournisseurs qui vont passer instantanément de la sous-capacité à la sur-production, deux salons séparés (SIHH et Bâle) qui affolent le calendrier, Internet qui révolutionne à la fois l’information et la commercialisation, des consommateurs internationaux aux exigences diamétralement opposées (casse-tête marketing), une presse spécialisée en danger de mort par la réduction drastique des budgets publicitaires alloués par les marques…
On pourrait allonger la liste, à laquelle il ne manque encore qu’une révolution technologique capable de remettre en cause les fondamentaux de l’industrie (qu’on se souvienne ici de l’impact du quartz ou de la révolution numérique appliquée à la conception ou à la production).
2009 sera bien l’année de tous les dangers. Attachez vos ceintures !
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Pour ceux qui auraient des doutes,
un excellent article du Temps (Suisse),
paru ce week-end à Genève :
(...) Les quelques données publiées par le groupe Richemont marquent un tournant. Jusqu'ici, les observateurs assuraient que les groupes de luxe étaient moins exposés que le reste de l'industrie au ralentissement de la croissance américaine. Ils ajoutaient que les marchés émergents, Chine et Moyen-Orient en tête, parviendraient à compenser le tassement. A la mi-août, Swatch Group avait en tout cas convaincu - temporairement - le marché de la plausibilité de ce scénario.
Les propos de Johann Rupert ont en revanche été interprétés comme un avertissement sur les bénéfices du groupe. Et cela même si le président a souligné que ses marques situées dans les plus hauts segments de la gamme, faisant implicitement référence à Cartier ou encore Van Cleef & Arpels, «n'ont pas été affectées par le ralentissement jusqu'à ce jour».
Certains analystes, comme ceux de la banque Wegelin, restent positifs. A leurs yeux, Richemont devrait profiter du raffermissement du dollar, qui redonnera du pouvoir d'achat aux Américains. Chez Helvea, Alessandro Migliorini pense d'ailleurs lui aussi que le cours actuel du groupe tient déjà compte des perspectives négatives. (...)
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