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CONJONCTURE ÉCONOMIQUE : Le syndrome de Pompéi !
 
Le 06-10-2008
de Business Montres & Joaillerie

Quand la vérité de la situation actuelle de l’horlogerie éclatera, la perte de confiance collective sera dramatique.
Dansons-nous le dernier tango à Pompéi ?

C’était en 79 de notre ère, sans doute le 24 août, dans ce qui aurait été le Monaco de l’empire romain. Pompéi était une des plus jolies « stations » de la cote napolitaine. La montagne a commencé à gronder sourdement. De la terre sortaient des fumerolles. Pas encore vraiment inquiétant, d’autant que ce n’était pas la première fois : on imagine les sarcasmes qui ont accompagné le départ de ceux qui ont préféré s’éloigner par la mer.
Quand le Vésuve s’est fâché, au lieu de se calmer comme d’habitude, il était trop tard et tous les habitants de Pompéi et d’Herculanum ont été pris au piège des cendres, des laves et des fumées toxiques. On les retrouve, deux millénaires plus tard, figés dans l’éternité minérale de leur insouciance tragique.

Je me demande actuellement si nous ne dansons pas le dernier tango à Pompéi.
La publication des statistiques d’exportation de la Fédération horlogère pour le mois d’août incline à un inoxydable optimisme : « Excellent niveau (+ 13,7 %) ». Dans les états-majors des groupes de luxe, chacun affecte un empressement dicté par les prochains salons et aligne d’imperturbables tableaux Excel de mirifiques commandes prévisionnelles. Pas un indépendant qui ne serre les dents en jurant qu’il a le nez sur le guidon et qu’il pédale plus fort que jamais.

Tous les violons de l’orchestre sont apparemment déchaînés par un rythme endiablé. La rengaine à la mode pour cette rentrée est gaie, entraînante et facile à danser : « Tout va très bien, madame la Marquise ». Chacun connaît la première phrase du refrain.

Et tout le monde oublie la fin de ce même refrain : « On déplore un tout petit rien. Un accident. Une bêtise »…

C’est le syndrome de Pompéi. Ce n’était pas la première fois que le Vésuve faisait le méchant avec ses gargouillements souterrains. On n'allait pas s’affoler pour si peu. On avait bien le temps de déboucher une autre amphore de vin de Campagnie, d’attendre la prochaine fournée de brioche, de muser dans les échoppes ou de se donner du bon temps dans les l’ombre fraîche des cubicula.
Comment disait-on « Tout va très bien, madame la Marquise » en latin classique ?

Au risque de gâcher les dernières belles journées d’un été qui fut insouciant et léger, je voudrais quand même rappeler quelques récents « tout petits riens ».

• Une fantastique destruction de valeur dans l’implosion en vol du système bancaire international : plusieurs milliers de milliards de dollars évanouis en quelques heures (« On voit ça une fois par siècle », explique Alan Greenspan) et des citadelles bancaires qui s’effondrent comme des dominos. Plus les actifs se déprécient, plus les fonds propres se réduisent. Pour reconstituer leurs provisions, les banques vendent leurs actifs, ce qui enclenche de nouvelles baisses : la spirale déflationnise est implacable. Quand cette dynamique destructrice va-t-elle se ralentir ?

• Plus l’économie ploie le genou, plus les Etats dépensent pour les secourir. Plus le secteur financier emprunte et moins il peut rembourser. Plus les entreprises patinent et plus elles licencient, ce qui gongle les dépenses d’aide sociale (chômage et autres). On annonce déjà 2 000 milliards de dollars de déficit budgétaire aux Etats-Unis, déjà endettés à hauteur de 10 000 milliards de dollars (2 milliards de dollars par jour de remboursements !). Qui peut croire que ça peut continuer sans casse politique ?

• Les clients du luxe sont évidemment touchés, même les plus riches. Les « flambeurs » sont à la rue : pas loin de 40 000 opérateurs financiers viennent de perdre leur emploi et leurs primes de fin d’année : autant de montres de luxe qui ne seront pas commandés. Les retraités s’inquiètent pour leurs revenus qui s’effondrent : autant de « gratifications personnelles » qui ne se traduiront pas en dépenses de fin d’année. Les grands investisseurs privés, les hedge funders qui s’enrichissent à la baisse et les fonds d’investissement vendent tout pour rester cash : l’heure n’est plus aux dépenses somptuaires, mais à l’attentisme prudent, tant qu’on n’est pas sorti du cercle vicieux de la destruction de valeur. L’horlogerie de luxe amuse moins les plus fortunés. Qui peut soutenir que le comportement des amateurs de montres, même les plus « crisis proof » des ultra-milliardaires, ne sera pas affecté par le séisme financier ?

• La situation réelle de l’économie horlogère est totalement déconnectée des apparences statistiques et de la langue de bois promotionnelle. Cette dichotomie est, en soi, un grave indice de crise. On se prend à rêver quand on découvre que la Revue de la FH titre, en septembre 2008 : « La croissance reste forte »… Autre indice, plus parlant : les coupes claires opérées dans le réseau américain de distribution et le nombre des détaillants qui ont dû soit fermer boutique, soit se mettre en dépôt de bilan. On parle déjà de 1700 enseignes, et non des moindres, plus ou moins éliminées du marché. Autant de commandes annulées, qui se traduisent par des capacités industrielles supplémentaires chez les fournisseurs, qui en ont informé les marques par des circulaires officielles. Après les remous de l’affaire Peace Mark, qui assombrit les prévisions asiatiques 2009 de nombreuses marques de premier plan [voir nos informations précédentes à ce sujet], combien de bons de commande annulés par les plus grandes marques chez les cadraniers, les boîtiers, les tailleurs, les décolleteurs ou les décorateurs ! Faut-il donner les noms pour vraiment sonner le tocsin ?

• Sur le marché gris, qui fonctionne comme une véritable Bourse de la santé horlogère, le prix officieux des mouvements ETA a été divisé par deux ou trois au cours des trois derniers mois : on trouve désormais les Valjoux 7750 à 400 francs suisses, contre 800 francs il y a peu (prix catalogue sortie usine : 200 francs) et les ETA 2824 à 150 francs, contre 350 francs au printemps (ex-factory : 90 francs suisses). A quoi bon nier ce sérieux coup de frein industriel, qui invalide les chiffres officielles ?

• Les biais statistiques sont désormais bien connus et trop largement utilisés par les uns et les autres pour tromper encore les initiés. On voit aujourd’hui les manufactures livrer en urgence des montres à peine terminées (et pas forcément fiabilisées) pour pouvoir les facturer aux détaillants et améliorer ainsi leurs performances comptables 2008. Quand les groupes exportent vers leurs filiales, elles ne gonflent les exportations horlogères que pour se vendre à elles-mêmes leurs propres montres. Lesquelles ne quitteront pas forcément la Suisse et seront stockées dans les entrepots du port franc de Genève, dans l’attente des « nettoyeurs » professionnels qui alimentent le marché gris. C’est du sell-in purement comptable, dénué de toute signification économique (on « bourre » les tiroirs), alors que seul le sell-out traduit la dynamique d’une marque. Cette pratique des exportations bidon et des vraies-fausses ventes aux filiales atteint des proportions hallucinantes. Qui sait aujourd’hui combien de mois (certains disent d’années) de production horlogère suisse sont ainsi « garés » sous douane ?

• Quand Johann Rupert, qui ne s’intéresse qu’au sell-out effectif, découvre qu’il lui manquera en fin d’année un bon tiers du chiffre d’affaires annoncé par ses marques de Richemont, il se fâche tout rouge (c’est avec son argent qu’on joue), il crache le morceau (les analystes boursiers l’ont remarqué) et il promet de faire tomber des têtes (c’est son droit de propriétaire). Sa colère face à un board tétanisé n’améliore pas pour autant un commerce horloger plombé par l’irresponsabilité des spéculateurs autant que par l’arrogance de marques aveuglées par trop de profits trop faciles et par des performances financières factices, tout aussi déconnectés d’un gain réel de productivité, d’efficacité ou d’attractivité.

• Quand LVMH en arrive au même constat que Richemont, Bernard Arnault promet lui aussi d’appuyer sur le bouton des sièges éjectables, mais les ventes n’augmenteront pas pour autant. Certes, la crise va permettre au groupe d’acheter beaucoup moins cher que prévu la dernière de ses marques vedettes (une clause conditionnelle de la vente indexait le prix sur un chiffre d’affaires 2008, qui ne sera pas atteint malgré les effets d’annonce), mais cette crise va tout de même fortement dégrader la valeur des marques et les profits d’un pôle horloger frappé de plein fouet par l’implosion du marché américain.

• Pour suivre de beaucoup plus près les performances de chacune de leurs marques, Nick et Nicolas Hayek ont compris depuis un certain temps que les ventes dévissaient, dans les boutiques comme dans les usines, mais comment l’avouer sans créer de panique ? Et comment gérer les surstocks qui s’accumulent dans les filiales ? On pourrait continuer la liste en citant beaucoup d’autres grandes marques, mais on prête qu’aux riches…

• La crise n’épargne pas non plus les marques de niche. On n’a compté que deux vrais « plantages » de maisons horlogères au cours de ces dernières années (Van der Bauwede et Ventura) : cette fois, l’addition sera nettement plus salée. Ici, c’est une célébrité de la jet set horlogère qui cherche 100 millions pour payer ses fournisseurs et rembourser des banquiers, qui semblent décidés à en finir coûte que coûte. Là, c’est un grand seigneur de la haute horlogerie qui sous-loue son parc industriel pour trouver un peu de cash, au prix d’une mise en panne de sa propre production. Ailleurs, c’est une équipe qui découvre les dures lois du marché contemporain et qui n’a plus les moyens de sa croissance : une fois la niche initiale saturée et l’enthousiasme créatif dissipé dans la gestion du quotidien, il faut bien financer une distribution forcément planétaire, une promotion multi-réseaux et une production semi-industrielle. Un peu partout, ce sont des actionnaires lassés des recapitalisations successives qui décident d’arrêter les frais et de passer la main. Ils confient le dossier à des fonds de private equity qui trouvent de moins d’investisseurs kamikazes pour une industrie aux pratiques aussi complexes. Ces marques, qui ont souvent poussé le marché vers l’avant et stimulé la demande, ne manqueront-elles pas pour recréer une offre quand le marché se reprendra ?

• Le tsunami financier épargne encore moins les nouveaux venus sur le marché. Les héros de la « concept watch » sont fatigués. Et leur business model épuisé, puisqu’il reposait sur les avances consenties par des détaillants émerveillés devant tant de créativité. Les premiers qui ont pratiqué cette technique ont réussi à prendre leur envol, mais les derniers se trouvent enlisés : leur capital de départ est épuisé (les créateurs ont eu le bras trop court), leur bombe conceptuelle rencontre des difficultés imprévues de mise au point et les détaillants sont terrorisés par des lendemains qui déchantent. Un fort taux de mortalité infantile menace les soixante nouvelles marques de la révolution horlogère. Combien survivront à l’horizon 2010 ?

• Un dernier facteur de déstabilisation : la situation critique de la presse écrite horlogère, qui doit faire face à une triple menace. Celle d’une dépression économique internationale, tous marchés confondus, qui lui fait perdre ses annonceurs. Celle d’Internet, qui lui fait perdre son monopole d’information auprès de la communauté des amateurs. Celle du reniement déontologique de trop de ses journalistes, qui lui fait perdre toute crédibilité et beaucoup de ses lecteurs. Pour avoir capté une même question chez beaucoup de managers horlogers (« A quoi sert donc la presse horlogère ? »), voire chez beaucoup de passionnés de montres, on peut même considérer qu’on a dépassé le stade de la menace pour passer à celui d’une mort annoncée, sinon programmée. Comment la presse spécialisée pourrait-elle échapper à une profonde remise en cause des fondamentaux qui ont fait son succès – puis sa dégénérescence – au cours de ces quinze dernières années ?

Très chère madame la Marquise, tout va-t-il toujours très bien ?

On pourrait encore allonger la liste des facteurs inquiétants qui feront de 2009 l’année de tous les dangers.

Ce sera le moment de relire Darwin pour mieux comprendre ses lois de la sélection naturelle. Gibbon pour son analyse de la décadence romaine. Bastiat et Hayek (Friedrich August von) pour reconstruire l’économie sur des bases saines. Et Sun Tzu pour redécouvrir l’art de la stratégie du faible au fort. Sans oublier Tintin en Amérique (pour une méditation sur la bulle du pétrole et l’argent facile) et Lucky Luke (pour s’entraîner à devenir un vrai poor lonesome cowboy).

Les inflexibles partitions de l’expérience historique nous apprennent que c’est toujours dans la « conjonction des catastrophes » que se nouent les drames, quand trop de mini-crises sectorielles (qui auraient été facilement résolues en temps ordinaire) s’enchaînent et se conjuguent pour gripper un système. Les mêmes lois nous disent aussi que cette addition explosive des réactions en chaîne accouche toujours d’une renaissance.

N’oublions pas que la tourmente qui a suivi le krach boursier de 1929 nous a légué l’Oyster Perpétual de Rolex, la Calatrava de Patek Philippe, la Reverso de Jaeger-LeCoultre, le chronométrage des jeux Olympiques par Omega, le premier tourbillon de poignet (Lip), le chronographe Compax d’Universal, la naissance d’ETA, la création de Nivarox et les montres Mickey Mouse, ancêtres directs de nos Swatch sur le créneau de la « montre populaire qui relance l’industrie ».

Donc, après un bon coup de tabac, le meilleur reste à venir et l’avenir nous appartient.

En attendant, nous sommes à la fin août de cette délicieuse année 79, quand le ciel et la mer se confondaient dans un même bleu sublime. Rome avait conquis le monde et l’empire semblait aussi universel qu’impérissable. Les laves bouillonnaient sous le sable des plages, mais cet univers quasi-paradisiaque semblait plongé dans une éternelle béatitude.
Certains ont su décrypter les « signaux faibles » d’une catastrophe imminente. D’autres non…

G.P.


Image ci-dessus : « Les derniers jours de Pompéi », du peintre russe Karl Brjullov (1834).

 



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