|
Je réserve aux abonnés de la prochaine newsletter des informations plus précises sur les raisons pour lesquelles je n’ai pas présenté, cette année, le Grand Prix d’Horlogerie de Genève, mais quelques commentaires à chaud s’imposent dès aujourd'hui.
••• D’abord, il y a des absences qui valent de longs discours. Pour la première fois depuis sa création, notre ami Gabriel Tortella n’a pas assisté au Grand Prix d’Horlogerie dont il est le co-fondateur. Ce devait être son dernier Grand Prix, puisqu’il quittera le groupe Edipresse et Tribune des Arts l’année prochaine, mais son fauteuil sera resté vide pour ce qui aurait pu sonner comme son triomphe. Une très opportune « sciatique » [du genre de celles qu’on traite, en France, au Quai d’Orsay] l’a retenu loin du Grand Théâtre de Genève, où les initiés ne s’attendaient de toute façon plus à le voir paraître.
••• Autre absence criante, sinon choquante pour un Grand Prix d’Horlogerie de Genève : les principales et les plus grandes manufactures genevoises dont les montres n’étaient ni au départ, ni à l’arrivée, leurs dirigeants n’étant pas non plus dans les tribunes. Sachant que Rolex, Patek Philippe ou Franck Muller représentent les trois-quarts de l’économie horlogère genevoise, c’est assez surprenant.
D’autant que, tous comptes faits, ce huitième Grand Prix a vraiment permis aux marques genevoises de se tailler la part du lion. Au point qu’on a pu parler, dans les coulisses de cette édition, d’une consanguinité abusive et trop voyante dans les prix attribués…
••• Au chapitre des absents qui ont toujours tort, j’ai du mal à concevoir qu’un Grand Prix d’Horlogerie décerné en Suisse fasse l’impasse sur les marques du Swatch Group, dont les dirigeants étaient notoirement retenus à Bienne ce soir-là [les hasards du conseil d’administration font bien les choses !].
••• A ce sujet, à Bienne, on m’a raconté une belle histoire : pressenti pour recevoir le Prix Spécial du Jury [qui devait normalement récompenser une montre hors normes, et non une personnalité], il semblerait que Nicolas Hayek ait décliné l’offre, en expliquant par un courrier très clair les raisons de son refus.
••• Courrier qui pose deux problèmes : comment le président du Swatch Group pouvait-il connaître une dizaine de jours à l’avance les résultats d’une délibération du jury supposée se tenir le matin même de la remise du Grand Prix ? Mystère… Second problème : pourquoi le Swatch Group se tient-il aussi ostensiblement à l’écart de ce Grand Prix de Genève ? Poser la question, c’est y répondre par la liste des prix décernés hier…
••• On saluera en effet la performance du comité des exposants du SIHH qui décroche, pour ses différentes marques, près des trois-quarts des récompenses. Face à cet écrasant rouleau compresseur, saluons donc l’autre performance, celle des « résistants » : Concord [chacun a pu apprécier le parler vrai de Vincent Perriard, le seul à saluer nommément son designer et son motoriste], TAG Heuer [il faut bien faire une place aux « minorités visibles »] et Maurice Lacroix [un signal pour son actionnaire ?].
••• Les aficionados auront apprécié, bien entendu, la subtile partie de ping-pong entre François-Paul Journe, qui passait la rhubarbe à Richard Mille en 2007, alors que Richard Mille repassait le séné à François-Paul Journe en 2008. Même admiration pour les exploits d’un Georges-Henri Meylan, double lauréat en 2007 et triple primé en 2008. Il nous a souhaité « bon vent » en nous quittant : en bon « combier », il parlait sans doute par euphémisme de la tempête qui se lève. C’était peut-être par dépit de ne pas pouvoir revenir en 2009 chercher une quadruple victoire…
••• On reparlera plus tard des montres primées qui ne seront pas livrées dans les délais prévus par le règlement intérieur : n’était-ce pas priver les montres parvenues à la seconde place d’un Grand Prix mérité ? Ne parvenant pas clairement à distinguer si L’Aiguille d’or allait à François-Paul Journe en personne [ce ne serait guère que sa troisième en huit ans : quel talent !] ou à son Centigraphe Souverain (ci-dessus), je réserve mon jugement sur la conformité de cette montre à différents articles de ce règlement du Grand Prix.
••• Bref, mon sentiment est celui de Fernand Raynaud : « Y a comme un défaut ! »…
Je ne peux pas résister au plaisir de livrer le témoignage d’un certain regard et d'un texte qui pose des bonnes questions sur ce Grand Prix d’Horlogerie (blog de la Tribune de Genève).
ANTE TENEBRAS LUXE
Ces Genevois ne cessent de m’épater.
Surtout quand ils se montrent plus impavides que les Londoniens sous les bombes du blitzkrieg ! Qu’on se le dise : ici, on n’a peur de rien, et surtout pas des crises. Dehors, la tempête boursière ratiboise les économies des épargnants et pulvérise les fonds de pension qui garantissaient les retraites. Avant-hier, le Crédit suisse expliquait aux banquiers genevois que l’horlogerie allait « plonger » en 2009. Hier, lors d’un forum de la Fondation de la Haute Horlogerie, de nombreux experts confirmaient le diagnostic et se préoccupaient d’une « mutation » des industries du temps.
Le soir venu, les élites horlogères genevoises n’en ont pas moins vaillamment fait face à l’adversité en célébrant avec le faste qui convient le Grand Prix d’Horlogerie de Genève. Le Grand Théâtre était somptueusement illuminé, et comme transfiguré par les projecteurs qui dessinaient les armes de la ville sur sa façade.
Soirée de gala un peu étrange aux yeux des non-initiés : à défaut de « mutation », on y encensait quelques-unes des montres les plus chères du monde, alors même que leurs acheteurs – traders new-yorkais, golden boys londoniens, néo-millionnaires singapouriens ou pétrohiérarques russes – ne répondent plus. Ces clients sont au chômage, ruinés ou en fuite, mais certainement plus dans les boutiques. Entre deux coupes de Laurent-Perrier, un connaisseur m’a raconté que, rue du Rhône, les boutiques des plus grandes marques sont heureuses quand elles vendent encore une montre par jour. Au Grand Théâtre, il ne manquait plus que l’orchestre du Titanic pour le fatal « Plus près de toi, mon Dieu »…
Ostentation et bulles de champagne un peu déplacées, alors que les personnels de ces marques s’inquiètent de « plans sociaux » plus ou moins annoncés aux analystes financiers. Mondanités gênantes, où chacun faisait semblant de croire à une inusable prospérité, que la mine déconfite des uns et des autres renvoyait au rang des vieux souvenirs : même le lauréat du Grand Prix semblait au bord des larmes…
Quelques curiosités pour les profanes. Ce Grand Prix d’Horlogerie de Genève n’était décerné par aucun Genevois : 8 « étrangers » et pas un Genevois sur les 10 membres du jury, hormis le représentant des musées de Genève ! Encore plus bizarre : il manquait au Grand Théâtre les montres et les dirigeants du plus célèbre groupe horloger suisse. Il est vrai que le Swatch Group est de Bienne, pas de Genève, ville qui réserve le meilleur de ses récompenses aux « régionaux de l’étape »…
Dernière question, soulevée par beaucoup de jeunes marques et de jeunes cadres déçus par des récompenses très convenues : les prix attribués remercient-ils les partenaires publicitaires du groupe de presse organisateur, les montres les mieux vendues cette année ou les ambitions de la ville de Genève pour s’imposer en « capitale mondiale de l’horlogerie » ?
Peut-être ne s’agissait-il, après tout, que d’une révolte cathartique destinée à conjurer tous les périls économiques qui planaient au-dessus des participants, dont certains vivaient leur cocktail d’adieu. Autant de prix décernés, autant d’aiguilles vaudou plantées dans la poupée votive de la récession horlogère. Ça marchera peut-être ! Le luxe comme insolente pulsion de l'orgueil corporatiste, juste avant le déchaînement des ténèbres : Ante Tenebras Luxe*…
C’est pour ça que les Genevois sont formidables.
* Pour les Français, la devise de Genève est « Post Tenebras Lux » (« La lumière après les ténèbres »)…
|