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Le principal danger de la récession réside dans le démantèlement de l’outil industriel. La dilution du Swiss made en sera une des conséquences.
Pendant 19 trimestres consécutifs, l’horlogerie suisse a flirté avec les étoiles, imaginant que le ciel n’avait pas de limites. Que les champs de lumières envoûteraient ad aeternam les clients friands d’instruments de mesure du temps. Leurs éclats, leurs lueurs se sont ternis avec une rapidité foudroyante. La crise financière et la bulle horlogère ont depuis sonné le glas de cette idylle, dont les répercussions seront pandémiques pour le secteur. Faillites et suppressions d’emplois ne font que débuter, alors que les exportations ne semblent pas encore avoir atteint le creux de la vague.
Les conséquences seront notamment irréversibles pour la vaste branche de la sous-traitance, dont la gravité de la situation s’avère totalement sous-médiatisée et même niée par des horlogers. Qu’une marque horlogère disparaisse fait partie des aléas économiques. Même en période de croissance, certaines expirent. Mais lorsque des ateliers, des usines avec leur vaste savoir-faire trépassent, il en va de l’avenir à long terme de cette industrie. A ce stade, peu de personnes semble avoir mesuré l’ampleur du cataclysme et du changement structurel que cette récession va avoir sur ce petit monde.
L’outil industriel va subir des dégâts colossaux et il faudra des années avant de retrouver la situation qui prévalait encore il y a douze moins à peine. Selon une hypothèse qui fait toujours plus son chemin auprès des observateurs, nous allons assister au même scénario que les différentes industries de luxe ont vécu en France (arts de la table, maroquinerie, dentellerie, etc.). Un bouleversement dont l’industrie du luxe hexagonale ne s’est jamais entièrement remise. Ce n’est donc pas avec le Japon et le quartz d’il y a trente ans qu’il faut comparer. Selon ce postulat, il est vrai ultrapessimiste, le principal danger réside dans le démantèlement de l’outil industriel.
Avec comme conséquence inévitable, une dilution du label Swiss made, avec des montres dont les composants seront de plus en plus fabriqués en Asie, faute d’autres canaux.
Le consommateur, concomitamment, va perdre confiance. Sa manière de consommer subira une profonde métamorphose. Soit il achètera, au prix fort, une marque ultra sécurisante pour son statut social (Patek Philippe, Rolex, Cartier, Omega, etc.) soit des marques bon marché singeant les codes de la haute horlogerie. La crise conjoncturelle va aussi toucher de plein fouet les marques indépendantes, petites structures, souvent très jeunes. Certains experts estiment que d’ici douze à dix-huit mois la sélection naturelle va laisser sur le carreau plus de 50% de ces horlogers. Cette proportion sera toutefois fluctuante selon le segment de prix pris en considération.
Les jeunes pousses semblent avoir plus de chance de survie dans le bas de gamme, car elles peuvent tirer le frein à main à moindre coûts. Autre lame de fonds, les horlogers vont revenir à des positionnements de marques beaucoup plus traditionnels. De nouvelles marques de niche (ou même des anciennes) pourront se placer par rapport aux marques «classiques». Mais il faudra du temps et attendre qu’une reprise solide s’esquisse, soit pas avant deux à trois ans. Autre problème toutefois, le ticket d’entrée pour le lancement d’une nouvelle marque haut de gamme va sensiblement augmenter avec des sources d’approvisionnements beaucoup plus rares et quasiment en mains monopolistiques des grandes marques. C’est d’ailleurs sur ce champ de bataille que le futur est en train de se jouer.
Dans ce contexte, Swatch Group ne peut rester que serein, car même si le numéro un mondial de l’horlogerie et surtout principal fournisseur de mouvements laissera des plumes dans la déconfiture actuelle, il n’en ressortira que plus fort. Suivant une stratégie clairvoyante, le groupe présidé par Nicolas Hayek continue en effet de verrouiller encore plus la production et la distribution. Au cas où quelqu’un ne l’aurait encore pas compris, la rhétorique de la société basée à Bienne qui consiste à dire que la concurrence est saine, peut s’apparenter au mieux à trait d’humour ironique.
ETA, bras industriel de Swatch Group, ne vient-il pas de lancer deux mouvements chronographes nettement meilleurs marchés qu’un Valjoux et plus performants, tout en augmentant les prix sur la plupart des mouvements mécaniques clé? Cette stratégie va tout simplement étouffer encore davantage la concurrence, alors que cette dernière a été totalement incapable, en cinq ans de jeter les bases d’une alternative industrielle sérieuse au Swatch Group. Les licenciements et les faillites à venir de nombreux soustraitants ne vont qu’accentuer cette dépendance. C’est en tout cas une diminution massive des possibles sources d’approvisionnement pour des marques qui dépassent les quantités anecdotiques, soit plus de mille montres par an.
A ce titre, l’émergence de nouveaux horlogers, la nouvelle génération comme elle est appelée, très innovante certes, semble de prime abord extrêmement positive, mais, a posteriori, aussi extrêmement anecdotique pour le futur de l’horlogerie. Ce n’est pas cette trentaine de sociétés horlogères produisant 200 pièces par an chacune qui va permettre de maintenir une sous-traitance digne de ce nom. De plus, dès le 1er janvier 2011, après-demain en termes industriels, ETA ne livrera plus que des mouvements finis (moteur de la montre). Exit donc les livraisons d’ébauches. De plus, dans un contexte de durcissement des règles du Swiss made, le fait qu’il ne subsistera bientôt plus qu’un seul fabriquant de boîtiers de volumes et indépendant en Suisse fait peser d’autres risques. Plus aucune marque active dans le moyen de gamme ne pourra légitimement revendiquer le label Swiss made.
L’horlogerie suisse est lessivée, en partie par sa propre faute, par un maelström violent. Personne ne peut dire quand cette spirale s’arrêtera. Ce d’autant plus que les dernières projections de quelques horlogers évoquent désormais pour l’ensemble de l’année un retour aux valeurs de 2005, alors que jusqu’il y a peu, on espérait encore le niveau de 2006. Par rapport à l’an passé, le manque à gagner atteindrait alors 5 milliards de francs. Que de dégâts encore en perspective pour l’emploi et, de facto, sur le savoir-faire. Ce n’est de loin pas de l’eschatologie mais un diagnostic clinique.
Nous ne pouvons ici que répéter ce que nous avions écrit il y a huit mois. Même en période de croissance, la fourmi (Swatch Group) consolidait ses bases, élargissait ses capacités, ne rechignait pas à la tâche. Les cigales, alors dispendieuses (les marques sans tissu industriel), se trouvent désormais fort dépourvues. Elles crient donc famine chez la fourmi leur voisine. Et Nicolas Hayek de leur rétorquer: Que faisiez-vous durant l’euphorie? Vous chantiez? Et bien, dansez maintenant.
Bastien Buss
AGEFI |