L’hécatombe des patrons horlogers
 
Le 14-10-2009

En une année de crise, plus de vingt fabricants de montres ont changé de dirigeant. L’hécatombe des patrons horlogers. Nombre de ces changements de dirigeants ont eu lieu parallèlement à des licenciements. Le jeu des chaises musicales a touché tous les groupes, petits et grands, cotés ou indépendants

C’était l’événement de l’année pour Manuel Emch, ce mercredi 9 septembre au Crêt-du-Locle (NE). Par cette belle matinée ensoleillée d’arrière-été, le directeur de la marque horlogère Jaquet Droz lançait officiellement le chantier d’une nouvelle manufacture entièrement dédiée à son entreprise. Flanqué de Nicolas et Nick Hayek, les présidents et directeur de Swatch Group (dont Jaquet Droz est une filiale), ainsi que du conseiller d’Etat neuchâtelois Jean Studer, le jeune patron (37 ans) voyait à long terme: d’ici à trois ans, le site occuperait une centaine de collaborateurs, soit trois fois plus que les effectifs actuels, promettait-il.

Vingt jours plus tard, Manuel Emch quitte du jour au lendemain son poste ainsi que la direction élargie de Swatch Group. Les raisons d’une telle précipitation? Très vagues. L’impression d’avoir «bouclé la boucle», selon le partant.

Manuel Emch n’est qu’un exemple parmi d’autres. Des divorces impromptus ou des départs plus ou moins téléphonés, le monde horloger suisse en a connu une bonne vingtaine depuis novembre 2008. Depuis que les exportations ont commencé à s’effondrer.

Mois après mois, la branche s’adapte à la nouvelle donne. En taillant dans ses effectifs, en adaptant temporairement – parfois définitivement – sa production à la chute des commandes, en corrigeant certaines erreurs commises tout au long d’une folle décennie d’envolées des chiffres d’affaires. Les mutations en cours dans l’horlogerie helvétique depuis un an s’apparentent à la fonte des glaciers: imperceptibles au jour le jour, elles conduisent très certainement à un paysage fondamentalement différent de celui de l’avant-crise.

«Les entreprises se concentrent sur leur métier de base, évitent les diversifications et les lancements hasardeux», commente François Courvoisier, professeur de marketing à la Haute Ecole ARC à Neuchâtel. Cette remarque est valable pour Swatch Group qui, début juin, a mis en veilleuse sa marque de haute joaillerie Léon Hatot, particulièrement affectée par la récession. Le site d’Auvernier (NE) a été fermé.

Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, Swatch Group est loin d’être l’exemple type d’une quelconque stratégie défaillante. Si Léon Hatot ressemble fort à un échec, cette filiale ne pesait que quelques millions de francs de chiffre d’affaires, sur plus de 5,9 milliards pour le groupe. Une goutte d’eau. S’appuyant sur un portefeuille de marques allant des Swatch en plastique à 50 francs aux Bréguet à plusieurs centaines de milliers de francs la pièce, la direction du géant biennois clame depuis le début de l’année que les affaires reprendront au second semestre. Et la promesse semble tenue. Dans le dernier Bilanz, Nick Hayek parle de «normalisation» pour 2010. Au 1er semestre, les ventes n’étaient en outre qu’en recul de 15%, bien loin du plongeon affiché par l’ensemble de l’industrie (-26,4%). L’empire de Nicolas Hayek prend clairement des parts de marché à la concurrence.

Principal concurrent de la multinationale biennoise, Richemont n’a pas démérité non plus. Ses ventes de montres ont moins régressé que l’ensemble de l’industrie. Mais contrairement à Swatch Group, la multinationale contrôlée par Johann Rupert est en plein chantier. Après avoir dû tailler dans ses effectifs, notamment chez Roger Dubuis à Meyrin, la firme a dû composer ce printemps avec l’annonce du départ, pour mars 2010, de son directeur général Norbert Platt. Et ce n’est pas tout. Parmi ses marques, Lange & Söhne a été mise sous la tutelle de Jérôme Lambert, patron de Jaeger-LeCoultre, il y a quelques semaines. La supervision de Baume & Mercier a été confiée à Georges Kern, directeur d’IWC. Les directeurs respectifs de ces sociétés en ont tiré les conclusions et jeté l’éponge il y a deux semaines.

«Baume & Mercier est sans conteste la marque du groupe dont les performances sont les plus décevantes», note Marc Willaume, analyste spécialisé dans le luxe chez Raymond James. Récurrentes, les spéculations sur une éventuelle cession de la marque sont reparties de plus belle. Interrogé sur la question, Marc Willaume se veut réservé. «On peut considérer d’une part que Baume & Mercier occupe un créneau unique chez Richemont, celui de l’entrée et du moyen de gamme, et est donc complémentaire du reste du portefeuille. Mais on peut aussi penser que la marque dont le positionnement produit n’est pas clair n’arrive pas à trouver sa place dans un portefeuille haut de gamme. Difficile à trancher.»

Plus fondamentalement, le groupe se cherche un nouveau leader. Les noms des candidats potentiels les plus fréquemment évoqués pour succéder à Norbert Platt sont Jérôme Lambert et Georges Kern, note René Weber, analyste chez Vontobel. Pour l’heure, il semble que Johann Rupert, président du conseil d’administration, n’arrive pas à se décider. Il pourrait même reprendre la direction à titre intérimaire. Les incertitudes – et les restructurations appliquées souvent en catimini – pourraient donc durer longtemps encore chez Richemont…

A côté de ces deux colosses, le jeu des chaises musicales et des mutations n’en est pas moins animé dans les groupes cotés. Chez Movado (MGI Luxury Group de son vrai nom), par exemple, le directeur de la marque Ebel, Thomas van der Kallen, a quitté son poste en janvier, parallèlement à des licenciements, et celui de Concord, Vincent Perriard, en juin. Sur les six premiers mois de son exercice 2009-10, les ventes de cette société par nature plus exposée aux Etats-Unis – de loin l’un des pays où l’industrie du luxe figure parmi les plus sinistrées au monde par la crise – ont plongé de 32%.

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Autre groupe coté ébranlé par la crise: LVMH. Certes la marque Louis Vuitton a bien tenu le choc, mais la division montres, qui chapeaute Tag-Heuer, Zenith et Hublot, entre autres, et que le président Bernard Arnault cherchait encore à développer il y a un an, a vu ses ventes s’effondrer de plus de 30% au premier semestre. Chez Zenith, marque dont les prix avaient (trop) fortement grimpé ces dernières années, le patron Thierry Nataf a été éjecté dès avril. Et l’entreprise supprimait presque un tiers de ses effectifs en juin.

Toujours parmi les groupes listés en bourse, le joaillier Bulgari vient de tailler dans les effectifs administratifs de sa filiale horlogère Gérald Genta et Daniel Roth à Meyrin et au Sentier (VD). Dans la foulée, le directeur de cette société, Gérald Roden, a annoncé son prochain départ.

Le chapelet de dirigeants déboulonnés ne s’arrête pas aux groupes cotés. La preuve par Romain Jérôme, dont le patron Yvan Arpa a été débarqué en juillet, ou encore Wyler Genève, où Bruno Grande a quitté son poste en mars. Et par Rolex, marque championne toute catégorie de par son chiffre d’affaires. On se souvient que le directeur général Patrick Heiniger a quitté son poste fin décembre, avec effet immédiat, alimentant moult rumeurs. La marque à la couronne a certes souffert de sa forte présence aux Etats-Unis, mais les circonstances de ce départ n’ont jamais vraiment été éclaircies.

A l’exception notable de Patek Philippe, la tempête ne semble avoir pratiquement épargné aucun groupe.
Philippe Gumy

Le Temps

 

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