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Le Loclois Joël Jornod vient de recevoir le prix Fritz Kunz de la Société d'histoire et d'archéologie de Neuchâtel (SHAN) pour son mémoire «Louis Turban (1874-1951), horloger de La Chaux-de-Fonds, et son monde. Fragments de vies minuscules». Interview.
Joël Jornod a étudié le journal qu'un «banal» graveur doreur chaux-de-fonnier a tenu de 1911 à 1951 pour son mémoire en histoire à l'Université de Neuchâtel. Pour la SHAN, cette étude «démontre de manière éclatante que l'on peut aussi faire de l'histoire au travers de gens «sans histoire»».
Le jeune historien, qui a collaboré avec «L'Express» et «L'Impartial», commencera un doctorat, en janvier. Il étudiera l'histoire de la grande distribution en Suisse pour le Fonds national de la recherche scientifique.
Pourquoi consacrer votre mémoire à Louis Turban?
J'ai participé à un séminaire en histoire sur la biographie. Nous avons collaboré avec les Archives de la vie ordinaire. J'ai choisi ce sujet avec Jérémie Cavin, un ami. Comme ça m'intéressait beaucoup, j'ai continué après la présentation du séminaire.
Pourquoi cet intérêt pour la biographie?
Car la biographie est un genre hybride: il faut approcher la vérité, mais il y a aussi une dimension littéraire. Il faut combler les vides, écrire avec un certain style. Ce mélange est stimulant, pour moi qui étudie le français et l'histoire. L'idée est de comprendre son monde, son réseau, son milieu social, de voir comment il vit au quotidien. Tu apprends à connaître le personnage, c'est la particularité d'une biographie. C'est fascinant!
Comment avez-vous procédé pour analyser les feuillets laissés par Louis Turban?
Je lisais les pages. Au début, tu tâtonnes. J'ai répertorié les phrases par sujet: la famille, le travail, les loisirs... Louis Turban écrit en général le samedi et le dimanche. Ce sont des petites remarques. Il y a très peu d'émotions. Il faut les chercher. Il reste distant, se livre peu. C'est caractéristique des journaux intimes neuchâtelois.
Il a écrit quelque 500 feuillets de 1911 à 1951 avec seulement deux feuillets sur les six premiers mois et presque une centaine certaines années pendant la crise. On remarque qu'il travaille moins à cette période. Il y a une évolution de l'écriture. Il a du plaisir à écrire.
Comment définiriez-vous la personnalité de Louis Turban?
Son nom vient soit d'urbanus, quelqu'un de la ville, ou de tornare, le perturbateur, alors que ce n'en est justement pas un! C'est quelqu'un de banal, un homme ordinaire. Ni un grand homme, ni un homme de la marge. Ce qui m'intéresse, c'est la masse, les oubliés de l'histoire. Il était protestant, jovial, aimait vivre, la compagnie.
En quoi consistait son travail de graveur doreur?
Il avait un atelier chez lui et gravait probablement les initiales des propriétaires de montres, ainsi que des motifs, des décorations. Il faisait aussi du guillochage (réd: traits gravés, sculptés en creux et entrecroisés). Il effectuait aussi de la dorure par galvanoplastie avec des bains de sels d'or.
Qu'apprend-on sur la crise?
Nous n'apprenons rien de vraiment nouveau, mais c'est intéressant de voir les traces de la grande histoire sur un individu au niveau microscopique. Pendant la crise, il n'a presque pas de pièces. Il achète un appartement car il doit se loger. Il dit: «Aujourd'hui, pas de travail»; «Période de crise intense, beaucoup d'ouvriers au chômage.» C'était la grande dépression. Quand l'horlogerie va mal, tout le monde va mal.
Quels étaient ses loisirs?
Il aimait beaucoup se balader à Pouillerel, la montagne derrière La Chaux-de-Fonds, aux Eplatures pour les meetings aériens, à La Vue-des-Alpes. Il va souvent au cinéma. Il aime écouter la radio. Il a acheté une Peugeot en 1926. C'est un signe de richesse. C'est un privilégié. Il visite aussi la Suisse en voiture ou en train. Il est sociable et connaît plein de monde. Il fait des fondues, mange des tripes avec les amis.
Basile Weber
L'Express/L'Impartial - ArcInfo.ch |