Trop de «swissness» peut tuer le «swissness»
 
Le 21-06-2010

Le projet de loi sur la protection de la marque «suisse» suscite la controverse. Il est jugé à la fois trop complexe et trop contraignant pour l’industrie alimentaire.

Des affiches de Caran d’Ache, Longines, Toblerone, Maggi, etc., se succèdent sur les murs de la Tour des prisons (Käfigturm), qui s’élève à la Marktgasse de Berne. Elles conduisent à l’exposition «Labellisé «suisse»… vraiment suisse?», dont le parcours didactique vise deux objectifs: pousser les visiteurs à s’interroger sur la définition des produits qui s’autoproclament «suisses» et présenter les principaux avantages du projet de législation fédérale consacré à la protection des marques. On saura le 2 septembre quel accueil la commission des affaires juridiques du Conseil national réservera à cette nouvelle loi. Laquelle vise à définir le «swissness» et à lutter contre son utilisation abusive dans notre pays et à l’étranger (lire encadré). Ce jour-là, ses membres devront décider soit d’entrer en matière soit de renvoyer la copie au Conseil fédéral.

Cette loi édicte notamment les conditions d’utilisation de l’indication de provenance «suisse» et de la croix suisse. Aujourd’hui, la jurisprudence est quasiment muette: seul un tribunal de commerce de Saint-Gall s’est prononcé. Il a estimé qu’un produit peut prétendre à ce passeport pour autant qu’il soit fabriqué à hauteur de 50% sur le territoire helvétique. Alors qu’une étude estime que le consommateur est prêt à débourser jusqu’à 20% de plus pour certains produits d’origine suisse, le parlement et le gouvernement ont tardé à se pencher sur une véritable définition de ce label.

Une stratégie qualifiée de dangereuse

Il faut attendre 2006 pour que des parlementaires agissent et contraignent le Conseil fédéral à empoigner ce thème. Un avant-projet de loi fait alors l’objet d’une procédure de consultation auprès des milieux intéressés jusqu’en mars 2008. Il prévoit, en substance, qu’une marchandise ne peut se prévaloir du «Swiss made» que si 60% au moins de son contenu est d’origine helvétique. Les réponses à cette proposition législative sont encourageantes.

Fort de ce soutien, les sept Sages auraient pu en rester là et transmettre la loi au Parlement. Or, poussés par les milieux agricoles, ils annoncent le 25 mars 2009 un durcissement des critères relatifs aux denrées alimentaires. Afin de promouvoir leur provenance helvétique, le Conseil fédéral estime que ces dernières ne peuvent prétendre à la marque «suisse» que si 80% au moins du poids de la matière première provient de notre pays (quelques exceptions sont prévues pour exclure de ce calcul des marchandises, par exemple le cacao, qui ne sont pas disponibles en Suisse). Publié le 18 novembre 2009, le message du Conseil fédéral, qui détaille la législation, provoque aussitôt un tollé au sein de l’industrie alimentaire. Ses dirigeants estiment que la stratégie du gouvernement met en danger la place économique helvétique. A leur avis, des produits comme Le Parfait, la moutarde et la mayonnaise Thomy, les biscuits Hug ou encore la Fondue Gerber ne pourraient plus profiter de l’aura du label «suisse». «Une partie ou la totalité des ingrédients utilisés doivent en effet être importés parce qu’ils ne sont pas produits en Suisse en quantité ou en qualité suffisante», explique Philippe Oertlé, porte-parole de Nestlé Suisse.

Une minorité d’horlogers rejoignent les responsables de l’alimentation pour rejeter le projet de loi, mais leurs motifs sont différents. Si les seconds critiquent la nouvelle législation, c’est parce qu’ils ne peuvent pas trouver certains produits en Suisse, par exemple le vin blanc industriel pour la Fondue Gerber. En revanche, les premiers fulminent contre le Conseil fédéral car ils ne veulent pas s’approvisionner dans notre pays pour assembler les montres d’entrée de gamme (lire en page ci-contre) en raison du niveau élevé des prix. Or, à l’avenir, ils ne pourront plus faire fabriquer les composants de leurs chronographes à l’étranger s’ils souhaitent bénéficier du «Swiss made».

FROMAGE

La Fondue Gerber: interdit?


La première fondue prête à l’emploi de Gerber a été vendue en 1960 par l’entreprise Gerberkäse, désormais dans les mains du groupe lucernois Emmi.
Cette marque domine le marché suisse et elle est No 1 dans quelques pays étrangers. Sa fabrication se fait avec du fromage fondu helvétique, mais le vin blanc est acheté à l’étranger. Avec le projet «swissness», ce produit ne pourrait donc plus se prévaloir de son origine suisse puisqu’une partie importante de la matière première nécessaire à sa conception ne vient pas de notre pays.

Avec la fin des subventions, affirme Emmi, les viticulteurs ne produisent plus de vin de table à des prix compétitifs pour l’industrie. Au cas où le Parlement accepterait la loi, ses dirigeants envisagent d’acquérir aussi le fromage fondu hors de nos frontières, voire de produire le tout à l’étranger. Ce qui entraînerait un manque à gagner pour les paysans et des suppressions d’emplois chez Emmi.

HORLOGERIE

Wenger Watches: interdit?



Comme d’autres horlogers, Wenger Watches (dont le propriétaire est le fabricant des célèbres couteaux en mains de Victorinox) serait aussi pénalisé par le renforcement envisagé du «swissness». Car les montres de premiers prix (entre 150 et 250 francs) sont assemblées avec plusieurs composants (boîtier, bracelet et cadran) fabriqués à l’étranger.

PATE A TARTINER

Le Parfait : interdit?


«Le Parfait demeure un produit typiquement helvétique», affirme Nestlé Suisse. Fabriquée à Bâle à partir d’une recette d’origine helvétique, cette pâte à tartiner nécessite cependant l’achat de levure à l’étranger. Celle-ci représente environ 45% du poids total de la matière première nécessaire pour confectionner ce produit. Avec le projet «swissness», celui-ci ne pourrait donc plus bénéficier du label «suisse». Le Parfait est né d’une idée lancée par le Fribourgeois Claude Blancpain pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour contrer le rationnement, il fabrique une pâte à tartiner à base de levure et de matières végétales.

Sa société est fondée en 1942 sous le nom de Dyna à Fribourg. A la fin des hostilités, les ventes chutent. Claude Blancpain crée alors une nouvelle recette «crème sandwich au foie truffée». En 1971, Nestlé acquiert Ursina Franck à Bâle, une société avec laquelle Dyna collabore et qui conçoit la mayonnaise et la moutarde Thomy. Puis, en 2008, la multinationale vaudoise décide de fermer l’usine de Fribourg et de transférer la fabrication du Parfait dans son centre de production culinaire à Bâle. Aujourd’hui, le Parfait est vendu presque exclusivement en Suisse.

LE PROJET EN QUELQUES POINTS

Le projet de loi prévoit le renforcement du «swissness». En voici les principales lignes.

– Un produit industriel ne pourra prétendre au label «suisse» que si 60% au moins des coûts de fabrication ont été réalisés en Suisse. Les charges liées à la R D seront incluses dans le calcul.

– Une denrée alimentaire ne pourra bénéficier de la marque «suisse» que si 80% au moins du poids des matières premières intervenant dans la fabrication provient de Suisse. De surcroît, cette activité doit se dérouler sur le territoire helvétique.

– Les produits industriels pourront revendiquer une indication de provenance «suisse».

– L’apposition de la croix suisse sur les produits sera autorisée.

– Sauf exceptions (poursuite du droit d’usage), les armoiries de la Confédération ne pourront plus être utilisées par les entreprises.

- La loi facilitera l'enregistrement de la marque géographique "suisse".

Une loi de fonctionnaires

Selon les opposants à la loi, «trop de «swissness» tuera le «swissness». Ils critiquent le contenu de la loi, beaucoup trop complexe. A leur avis, celle-ci a été rédigée par des fonctionnaires de l’Office fédéral de la propriété intellectuelle, qui n’ont aucune connaissance de la réalité économique. Pour preuve, quelques perles découvertes lors de la lecture du message du Conseil fédéral. L’exemple le plus révélateur concerne l’indication de provenance d’un produit fribourgeois: «Il est vraisemblable que la «double crème de la Gruyère» doive satisfaire aux principes de fabrication ou de transformation ou aux exigences de qualité usuels, ce qui signifie concrètement que le lait doit provenir de la région de la Gruyère et que l’extraction de la crème doit y être effectuée.» Autrement dit, à l’avenir, son appellation serait usurpée puisque sa fabrication a lieu à hauteur de 70% chez Cremo à Fribourg et chez Elsa (une entreprise de Migros) à Estavayer-le-Lac, soit à l’extérieur du district de la Gruyère.

«Nous ne comprenons pas comment les auteurs du message puissent parvenir à de telles conclusions. Leur légèreté nous rend non seulement perplexe, mais elle met en cause la crédibilité du projet de loi», insiste Michel Pellaux, secrétaire général de Cremo. Un avis partagé par Nestlé Suisse. «Cet exemple montre surtout que la législation ressemble à une véritable usine à gaz. Or, les règles du jeu doivent être simples à comprendre et facilement applicables pour les entreprises de toutes tailles», souligne Philippe Oertlé. Pour EconomieSuisse (l’organisation faîtière des entreprises), «la protection «swissness» est certes importante, mais les auteurs du message méconnaissent les besoins et les intérêts des différentes branches, qui varient selon les secteurs et parfois même au sein d’une branche. Il faut absolument préserver la flexibilité», constate Caroline de Buman.

Afin d’éviter de faire capoter le projet de loi, les responsables de l’agriculture et de l’industrie alimentaire sont à la recherche d’un compromis. Il pourrait consister en une différenciation entre les matières premières stratégiques pour les paysans (le lait et le blé) pour lesquelles on conserverait la barre des 80% et les autres ingrédients pour lesquelles on abaisserait cette dernière à 60%.

Lutte contre la triche

La consolidation du «swissness» passe également par une lutte intransigeante vis-à-vis des abus. Lors de la procédure de consultation, des entreprises comme Wenger (couteaux et montres) ou Nestlé Suisse ont demandé l’introduction de moyens plus importants pour combattre les utilisations illégales de la marque «suisse» à l’étranger. Si la plupart des acteurs sont du même avis, ils doutent néanmoins de la volonté du Conseil fédéral de mettre en œuvre les outils qui permettraient de sanctionner les tricheurs. «J’ai l’impression que les douanes helvétiques pourront facilement poursuivre les industriels qui ne respecteront pas la loi en Suisse, mais que nos autorités seront mal armées pour intervenir à l’étranger», estime Peter Hug, directeur de Wenger. «Afin de pouvoir nous défendre hors de nos frontières, il faut déjà commencer par définir dans notre législation en quoi consiste le «swissness».

Le droit helvétique nous permettra ensuite d’agir plus aisément à l’étranger, à condition toutefois de regrouper les forces au sein des branches. Car je vois mal des PME partir seules en croisade contre d’éventuels usurpateurs dans différents pays», réplique Jean-Daniel Pache, directeur de la fédération horlogère.

Pour l’instant, la priorité est de parvenir à un accord entre les différents secteurs de l’économie et de prendre garde à ce que la réforme du «swissness» ne soit pas considérée comme une mesure protectionniste par l’Union européenne.

La proportion des éléments conçus en Suisse n’atteint pas le niveau de 60% requis par la nouvelle législation et encore moins celui de 80% souhaité pour les montres mécaniques par la fédération horlogère. «Nous réfléchissons actuellement à notre stratégie au cas où cette législation passerait le cap du Parlement. Mais je ne veux pas en dire plus pour l’instant», affirme Peter Hug, directeur de Wenger (sise à Delémont pour les couteaux et à Bienne pour les montres). Ce dernier précise que le projet de loi n’affecte pas la coutellerie. Car ses produits sont entièrement fabriqués dans le canton du Jura.

Bilan

 

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