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«Du berceau au berceau», ou comment offrir un nouveau départ aux déchets. Une lauréate du Prix Rolex applique ce concept avec une entreprise qui transforme les chutes de tissus en sacs haut de gamme
C’est un peu l’histoire des guenilles de Cendrillon. Des chutes de tissus abandonnées sur la gigantesque montagne de détritus de la décharge de Payatas, à Manille, ornent désormais les étals des boutiques de luxe de la capitale philippine, sous la forme de sacs haut de gamme. Mais à la place des formules magiques de la bonne fée, on retrouve des concepts de recyclage empruntés au biomimétisme et une énergique entrepreneuse. Reese Fernandez, 25 ans, est une des lauréats du Prix Rolex à l’esprit d’entreprise – remis aujourd’hui à l’EPFL et décerné cette année exclusivement à des jeunes (LT du 16.04.2010). La firme horlogère invitait il y a peu quelques journalistes aux Philippines pour découvrir l’un des cinq projets primés.
Reese Fernandez a cofondé la société Rags to riches (R2R) en 2007, alors qu’elle étudiait encore le management dans l’une des universités de la capitale. A l’époque, des femmes arpentaient les talus d’immondice de Payatas – redoutés pour leur instabilité – afin d’y récupérer des ballots de chutes de tissus. Elles les tissaient pour faire des paillassons, ceux que l’on retrouve à l’entrée de pour ainsi dire chaque ménage du pays. «Il y avait beaucoup d’intermédiaires, relève Reese Fernandez. Elles ne touchaient qu’un ou deux pesos par tapis (entre 2 et 4 centimes).»
R2R commence par acheter les chutes de tissus directement aux fabriques pour éviter aux femmes de devoir retourner à la décharge. La société leur propose aussi de se débarrasser des intermédiaires et de créer plus de valeur ajoutée en visant un marché haut de gamme.
«Il faut d’abord effacer l’image du paillasson», explique Amina Arañas, en présentant plusieurs modèles de sacs dans sa boutique du luxueux centre commercial de Rockwell. C’est la «styliste invitée» de R2R pour 2010. «Je ne veux pas que ce soit simplement des achats charitables, ces sacs doivent être tendance. Il faut que même les gens qui n’ont jamais entendu parler de R2R aient envie de les acheter», poursuit la jeune femme avant d’énumérer les stars de la chanson, de la TV et du cinéma philippin qui viennent se fournir chez elle. Les pièces coûtent entre 25 et 130 francs.
Rajo Laurel, lui, fait partie de l’aventure depuis le début. C’est lui qui a commencé à plier le premier paillasson pour en faire des sacs. Présenté comme le Giorgio Armani des Philippines, il vend notamment des pochettes à 4 francs, produites par R2R, à des jeunes tout contents de pouvoir s’offrir une de ses créations.
La société travaille aujourd’hui avec plus de 400 femmes. «Nous nous concentrons sur les femmes parce que la société philippine est traditionnellement matriarcale, relève le styliste. Si nous leur enseignons comment faire de l’argent, l’impact est plus large.» Dans la petite fabrique de Payatas, seules une dizaine de «nanays» – mères en filipino – s’activent pourtant. «La plupart travaillent chez elles, explique Reese Fernandez. Elles doivent s’occuper de leurs enfants et de leur maison.»
En bas, quelques femmes préparent les chutes, en haut, trois autres les tissent. Dans la pièce d’à côté, deux nanays plient et rangent les sacs dans des cartons. «On est comme une famille ici, raconte l’une d’entre elles. On apprend à faire de nouveaux produits, c’est très créatif.» En effet, les travailleuses apprennent d’abord à tisser, puis à coudre, et enfin à créer leur propre ligne de produits.
Pour un jour de travail, elles touchent 8,30 francs soit un peu moins que les 9 francs du salaire minimum local, mais plus que beaucoup de travailleurs, explique Reese Fernandez. La plupart d’entre elles n’exercent cette activité que quelques heures par jour, «c’est une entrée d’appoint», souligne Joe Mark Pardiñas, qui s’occupe des ventes et du marketing. Les nanays sont en outre constituées en coopérative et une partie de la société leur appartient.
Hormis ces femmes, R2R emploie aujourd’hui dix personnes, dont la plupart ont moins de 25 ans, à plein-temps. La société a réalisé cette année un chiffre d’affaires de 170 000 francs, avec un bénéfice de 15% qu’elle réinvestira intégralement. Etre rentable fait partie des principes de base du concept appliqué par Reese Fernandez, avec la durabilité sociale et environnementale. Pour l’année prochaine, elle table sur une croissance du chiffre d’affaire de 20%.
Le succès de R2R n’est pas passé inaperçu. «Beaucoup d’entreprises nous donnent leurs déchets et je ne sais pas quoi faire avec…», relève la jeune femme. Plastique, papier, bouteilles de lait, bois, métal… «J’ai même reçu 100 000 pantoufles d’un hôtel. Parallèlement, beaucoup de communautés aimeraient collaborer avec nous. Et ce ne sont pas forcément des tisseurs, ils ont d’autres compétences.»
Reese Fernandez a donc décidé de créer Ecolab, une sorte de «machine à répliquer R2R». La nouvelle structure, actuellement en cours d’élaboration, doit connecter les matières premières, les compétences et divers stylistes à même d’amener de la valeur ajoutée. Toujours selon le principe «du berceau au berceau», inspiré de la nature, où chaque fin doit être un nouveau départ. Kenneth Cobonpue, un designer de meubles, dont on retrouve paraît-il les créations jusque chez Angelina Jolie et Brad Pitt, doit présenter ce mois-ci une nouvelle lampe, qui sera une des premières réalisations issue de l’Ecolab. Et, qui sait, peut-être que quelqu’un trouvera comment transformer les vieilles savates en pantoufle de verre?
Lucia Sillig - Le Temps |