Pour le patron de Bulgari, «il n’y a pas de surchauffe dans le luxe»
 
Le 24-12-2010

Francesco Trapani, le directeur général du groupe italien actif dans la joaillerie, l’horlogerie, la parfumerie et les accessoires, livre ses perspectives et son regard

La récession économique semble digérée pour le groupe italien de luxe Bulgari. Alors que la société qui emploie près de 500 personnes sur son site de Neuchâtel était tombée dans les chiffres rouges, elle a redressé la barre cette année. Son discours reste cependant empreint de prudence, tranchant avec celui, euphorique, de certains de ses concurrents comme LVMH. Fondée à Rome en 1884 par Sotirios Boulgaris, orfèvre grec émigré en Italie, Bulgari (Boulgaris italianisé) est toujours détenue à 51% par la famille fondatrice. Durant ces cent vingt-cinq ans d’histoire fêtés l’an dernier, la maison s’est fait un nom parmi les grands joailliers de la planète. Francesco Trapani, arrière-petit-neveu du fondateur et directeur général du groupe Bulgari, également actif dans l’horlogerie, la parfumerie et les accessoires, révèle ses perspectives et son regard sur le luxe.

Le Temps: Etes-vous satisfait de vos résultats au troisième trimestre?

Francesco Trapani: Dans les grandes lignes, oui. Nous avons dégagé un bénéfice net de 16,6 millions d’euros (21,02 millions de francs) pour cette période, en hausse de 138%, alors que le résultat opérationnel a progressé de 44,5% pour s’établir à 26,8 millions d’euros (34 millions de francs). En ce qui concerne les ventes, elles ont crû de 14,9% à 267,9 millions. Les bons résultats du groupe au troisième trimestre s’expliquent par l’augmentation des ventes pour les bijoux et les accessoires, qui compensent la stagnation des ventes horlogères.

– Et pour octobre et novembre?

– A taux de changes constants, le mois d’octobre a enregistré une progression de 12%. Novembre s’est situé grosso modo au même niveau et décembre a bien débuté. Tous les ingrédients sont en tout cas réunis pour une belle fin d’année.

– Quelle est l’importance des ventes de Noël pour vous?

– C’est évidemment une période cruciale. Cela se présente de manière positive, mais il faudra faire le bilan au début de l’année prochaine. Décembre pèse à peu près le double d’un mois traditionnel.

– La récente crise, durant laquelle vous avez affiché des pertes, est-elle clairement digérée?

– Il faut rester très prudent. Je ne partage pas l’euphorie déclamée haut et fort par certains. Le tableau reste très hétéroclite et fragmenté au niveau géographique. Bien sûr, il y a la Grande Chine (Chine, Hong­kong, Macao et Taïwan) qui dope les ventes alors que, dans d’autres régions du monde, comme aux Etats-Unis, la situation reste difficile. Comme d’ailleurs en Europe avec les abyssaux problèmes d’endettement.

– Vous semblez assez pessimiste…

– Réaliste plutôt. Petit à petit, la situation va se détendre et le marché continuera d’être porteur. Il est néanmoins illusoire de croire que nous allons retrouver les taux de croissance de 2006, 2007 ou 2008.

– Malgré les pays émergents?

– Il serait dangereux de tout miser sur ces nations. Il ne faut pas oublier les marchés de base du luxe, comme l’Europe, les Etats-Unis ou l’Europe. Là, les progressions resteront faibles. Mais il est vital de garder un socle important dans les économies dites matures.

– Que pensez-vous de l’Inde?

– Je ne crois pas au potentiel de ce pays comme grande nation pour le luxe. C’est davantage un marché pour les montres et la parfumerie, où nous pouvons certes dégager un chiffre d’affaires significatif, mais il ne faut pas se faire d’illusions dans les autres activités comme la joaillerie ou les accessoires. Sans parler des taxes à l’importation, presque rédhibitoires pour les articles de luxe que pratique l’Inde.

– Et la Chine?

– Les perspectives y semblent certes radieuses et nous y investissons énormément, en boutiques, en communication, etc. Bulgari réalise désormais 18% de ses ventes en Grande Chine, devenue notre deuxième marché absolu après le Japon. Cependant, au final, elle ne comptera que, mettons, 20 à 25% de l’ensemble de notre chiffre d’affaires. Il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier. Cela serait dangereux et insuffisant.

– Certains de vos concurrents semblent pourtant n’investir qu’en Chine.

– C’est une vision biaisée de la réalité, une perception que donne la communication des groupes en question. Le travail dans les autres marchés n’a bien sûr pas cessé du jour au lendemain.

– Vous venez de signer un accord dans ce pays avec le détaillant horloger Hengdeli. Qu’en attendez-vous?

– Hengdeli Holdings Limited, qui est un géant dans son pays, distribuera nos montres de luxe en Chine. Le partenariat renforcera notre présence sur un marché disposant d’un potentiel énorme. Nos produits horlogers seront écoulés dans plus de 50 nouveaux magasins multimarques situés dans les grandes villes de Chine.

– Allez-vous multiplier l’inauguration de nouvelles boutiques Bulgari?

– Non, même si nous maintenons un rythme régulier d’ouverture de points de vente en propre. Tous les trois mois, Bulgari en inaugurera une nouvelle. La priorité est toutefois à l’amélioration de la productivité des boutiques que nous possédons déjà, soit un réseau de 270 points de vente, dont une centaine en franchise.

– Il existe pourtant actuellement une sorte de course effrénée dans l’ouverture de boutiques dans l’industrie du luxe…

– En effet, mais là aussi la perception est trompeuse puisqu’elle ne se déroule qu’en Chine. Dans les autres marchés, cela n’est pas ou plus du tout le cas.

– Le luxe est-il en surchauffe, comme l’affirment implicitement certains de vos concurrents?

– Nous ne partageons pas cette analyse, si tant est qu’elle ait réellement été formulée de la sorte. Les taux de croissance très élevés affichés par certains proviennent pour beaucoup du phénomène de restockage qui a eu lieu chez les détaillants. Ils ne sont pas durables à moyen terme. Donc, franchement, il n’y a pas lieu de parler de surchauffe dans notre industrie. Sauf peut-être en Chine.

– Louis Vuitton doit fermer ses magasins une heure plus tôt en raison du risque de pénurie pour quelques articles. Et vous?

– Chez Bulgari, il n’y a pas de goulot d’étranglement. Notre production suit la demande et nos capacités sont parfaitement adaptées. A l’exception de l’horlogerie, où nos nouveautés montrées ce printemps au Salon de Bâle arrivent seulement maintenant sur le marché. De plus, il est clair que si l’on nous demandait de doubler notre production de grandes sonneries, une des complications horlogères les plus complexes, nous aurions des difficultés à les honorer.

– Où se situent vos futurs relais de croissance?

– Notre stratégie repose sur quatre piliers: bijoux, montres, parfums et accessoires. Si vous évoquez une éventuelle diversification, la réponse est clairement négative. Bulgari ne va pas se lancer dans les chaussures ou la haute couture. Nous visons une croissance organique. Dans notre périmètre, les accessoires devraient surperformer les autres catégories. Lesquels n’ont pas encore atteint le niveau que nous souhaitons. Par ailleurs, la joaillerie, activité dans laquelle nous avons débuté il y a 125 ans, restera le pôle le plus important et le plus porteur. Sans bien sûr négliger les autres.

– La récente crise a-t-elle induit des changements profonds dans votre secteur?

– Non, il n’y a pas eu de modification draconienne des paradigmes. Il faut plutôt parler de légères transformations ou évolutions. Deux éléments sont toutefois à souligner. D’abord, le poids relatif des pays émergents a progressé, mais cela n’est pas une spécificité de notre secteur. Ensuite, la focalisation sur la qualité des produits s’est accrue. De plus, les clients sont devenus beaucoup plus sensibles sur les aspects de tradition, d’histoire, de savoir-faire et de l’artisanat. La polarisation se fait sur les entreprises connues. Ce qui n’est pas pour nous déplaire.

– Et le service aux clients?

– L’ensemble de notre branche a des progrès à faire dans ce domaine, encore quelque peu déficient, et nous nous y attelons. Tout doit être absolument impeccable, avant, pendant et après la vente. Nous investissons énormément dans la formation de notre personnel, dans sa connaissance du produit, etc. A tel point que nous effectuons désormais très régulièrement des «visites mystère», soit des clients anonymes qui vont tester nos magasins, comme cela se fait dans l’hôtellerie. Ce secteur est nettement meilleur que nous au niveau du service.

– Comment jugez-vous les performances de votre pôle horloger, basé en Suisse et en particulier à Neuchâtel où vous employez près de 500 personnes?

– Notre travail de fond dans la haute horlogerie mécanique se poursuit. D’ailleurs, nous pouvons désormais affirmer que Bulgari est devenu une véritable manufacture horlogère, alors que nous étions auparavant surtout considérés comme une marque active dans le quartz. Trois exemples suffisent à s’en convaincre. Nous avons ainsi procédé à une verticalisation industrielle pour produire nos propres mouvements mécaniques, tout en intégrant le savoir-faire de la manufacture du Sentier Roth et Genta dans le domaine du mouvement mécanique sous notre marque Bulgari. Dans la haute horlogerie, sur les 12 horlogers compétents dans le monde dans les grandes sonneries, quatre travaillent chez Bulgari. Enfin, les montres masculines pèsent désormais 50% du pôle. Tout cela constitue un travail de longue haleine et nous en cueillerons les fruits à moyen terme. Il faut dire qu’il existe davantage de concurrence dans l’horlogerie que dans la joaillerie.

– Que pensez-vous de la prise de participation de LVMH dans Hermès?

– Rien.

– Mais encore?

– Je ne comprends pas pourquoi la famille Hermès réagit de cette manière. Si l’on détient la majorité d’une entreprise, il n’y a pas lieu de donner un sentiment de panique comme cela semble être le cas. Surtout que LVMH, apparemment, ne demande pas une représentation au conseil d’administration.

– Craignez-vous un raid similaire sur votre société, également en mains familiales?

– Serais-je mécontent d’avoir LVMH dans notre actionnariat? Non, car nous resterions majoritaires, puisque le pool familial détient plus de 50% des titres, et je considérerais cela plutôt comme une confirmation du bien-fondé de notre stratégie ou une sorte de reconnaissance de la part du groupe français.

Bastien Buss - Le Temps.ch

 

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