Mythe et réalité des délais d’attente
 
Le 26-03-2012

L’industrie joue moins avec la pénurie qu’on ne le croit. Car la rareté ne s’organise et ne se gère que partiellement

«La frénésie est telle en ce moment qu’il y a un délai d’attente de deux ans sur certains de nos produits horlogers de haute complication.» Ainsi s’exprimait récemment Thierry Stern, président de la prestigieuse manufacture genevoise Patek Philippe. Un discours souvent déclamé par d’autres sociétés horlogères en particulier, et dans le luxe en général. «Sur nos nouveautés, il faut patienter entre une à une année et demi», nous confiait au salon horloger de Bâle Marc Alexander Hayek, patron des marques Blancpain, Breguet et Jaquet Droz.

Le groupe français Hermès voit aujourd’hui sa dynamique de croissance freinée par des capacités de production limitées, face à une demande qui explose, résistante aux soubresauts de la conjoncture mon­diale. Sur certains sacs à main très particuliers de la gamme Kelly, à un prix de plus de 5000 euros, il y aurait plus de deux ans d’attente.

L’offre n’arrive donc pas à suivre la demande, dopée notamment par les pays émergents. Dans la foulée, les actions des deux horlogers suisses – Swatch Group et Richemont – s’envolent. Elles ont gagné 23 et 27% en six mois et ont respectivement doublé et triplé en trois ans. Les goulots d’étranglement eux aussi se multiplient. Mais est-ce vraiment un problème? Le client va-t-il prendre son mal en patience ou se détourner de l’objet convoité, et la marque perdre une vente? Vincent Bastien, qui a dirigé durant près de 15 ans de grands noms du luxe comme Louis Vuitton ou Yves Saint Laurent et a possédé pendant 20 ans sa propre maison de prêt-à-porter, botte en touche: «Il ne faut pas confondre rêve et désir. La grande différence réside dans la volonté d’assouvissement immédiat, caractéristique du désir. Le rêve lui ne manifeste pas cette urgence, il n’est pas pressé. Un consommateur du luxe aura encore envie de l’objet convoité dans dix, trente jours ou plus. L’attente n’est pas un problème, au contraire», explique le professeur en stratégie du luxe à HEC Paris et coauteur du livre de référence Luxe oblige.

Selon lui, le luxe, comme le dieu Janus, a deux aspects indissociables: il doit être un rêve (et non un simple désir) pour soi, mais également apparaître comme un stratifiant social positif aux yeux des autres. Le rêve s’entretient par lui-même. Quant à l’aspect stratification sociale, on est à l’opposé du «tous contre tous» du philosophe Thomas Hobbes et de la crise mimétique de René Girard. La temporalité ne joue donc qu’un rôle mineur dans cette volonté de différenciation. Vincent Bastien va même plus loin: la disponibilité immédiate d’un objet est en contradiction avec l’univers du luxe.

De l’utilité du manque

Est-ce à dire, en corollaire, que la rareté s’organise et se gère, permettant ainsi en partie de justifier le prix élevé des produits? Les avis des experts sont divisés sur la question et dépendent de la typologie du luxe envisagée. Il y a clairement une pénurie artificielle, créée de toutes pièces, lorsqu’une maison de mode élabore une série limitée. Dans ce cas-là, il s’agit avant tout d’une opération de marketing. L’approche peut aussi se muer en stratégie commerciale. «Des marques horlogères imposent un mix-produit à leurs détaillants. S’ils prennent X montres de ce modèle, ils en recevront aussi Y de la collection qui se vend le mieux, mais dans des quantités moindres. C’est une manière de pousser le reste des modèles, en alimentant un effet de manque sur les montres phares», selon Olivier Müller, patron de la marque horlogère Laurent Ferrier.

Le nœud gordien est aussi ailleurs: le luxe souffre structurellement de capacités de production insuffisantes. «Ce n’est pas par gaieté de cœur que Louis Vuitton a par exemple réduit l’horaire d’ouverture de ses boutiques. Il n’y avait tout simplement pas de stocks suffisants. Bien sûr, au niveau de l’image, c’est aussi tout bénéfice. Comme les files d’attente devant les magasins», explique une analyste d’une banque privée genevoise.

Le problème est donc protéiforme. Pour Vincent Bastien, monter en régime ne se fait pas du jour au lendemain. Il convient de former le personnel, d’affiner les compétences, d’inculquer le savoir-faire et les codes de qualité aux employés. Tout cela qui plus est dans un contexte de relative pénurie des matières premières. «Prenez un vrai parfum, pas le tout-venant, avec des essences rares, que l’on ne trouve que dans certaines région dans le monde voire une seule. Vous ne pourrez en proposer qu’en quantités très limitées.» S’ajoute encore à cela la relative résilience du luxe aux tourments conjoncturels. Ce qui signifie, contrairement à d’autres branches qui coupent leur production, qu’il n’y a plus de pénurie lors d’une sortie de crise. Mais comme les sociétés réduisent les investissements et les embauches pendant la période de ralentissement et que, en sortie de crise, la demande repart de manière exponentielle, les stocks ne suffisent plus. Et la pénurie de resurgir.

Tensions multiples

Le manque est donc un aspect normal du luxe, mais il peut parfois devenir un vrai problème. Comme dans l’horlogerie, à l’heure où la raréfaction des sources d’approvisionnement s’accentue, notamment pour les mouvements. Mais pas seulement. «Les tensions se font aussi sentir sur les cadrans, les aiguilles ou les couronnes poussoirs», explique Olivier Müller. Dans ce dernier secteur, il n’existe que trois ou quatre fournisseurs. Qu’en sera-t-il à l’avenir, s’ils venaient à se faire racheter? Là il ne s’agirait plus de pénurie passagère ou à moyen terme mais de carence de l’offre. Il existe enfin une dernière catégorie de disette. Celle auto initiée, entre autres, par Patek Philippe. Tout le monde ne peut toutefois se permettre pareil luxe. La marque va désormais se limiter à une production annuelle de quelque 50 000 garde-temps, peu importe la demande, pour ne pas transiger d’une once sur la qualité. Un élément intrinsèque et indissociable du rêve. Car comme le dit Patrick Thomas, gérant d’Hermès: «On pourrait certainement grandir plus vite en volume. Mais notre éthique maison est que nous voulons grandir et pas grossir.» La qualité comme pierre angulaire de tout l’édifice.

Bastien Buss
LE TEMPS

 

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