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Plusieurs grands patrons parlent en toute transparence des impôts qu’ils versent chaque année. Enquête sur une taxation qui en dissuaderait plus d’un.
Le contribuable lambda croit savoir deux choses. Primo, qu’il soutient par ses efforts un quart de la population – pour prendre le cas genevois – qui, elle, ne paie pas un franc d’impôts. Secundo, qu’il trinque à la place des superriches qui sont au forfait fiscal. Pourtant, si le contribuable lambda connaissait la taxation des entrepreneurs, il se sentirait beaucoup moins seul. Et même enviable. Démonstration avec Marc Bürki, patron de Swissquote. En 2005, il gagnait 293 000 francs de salaire et versait 328 000 francs d’impôts. Soit 112% de ses revenus, car ses parts dans Swissquote étaient taxées à 0,75% et que la société ne versait pas de dividende. «C’était délicat, car un entrepreneur n’a pas envie de perdre le contrôle de sa société en étant obligé de vendre des actions pour payer le fisc.» L’entrée en vigueur du bouclier fiscal a nettement amélioré la situation, même si le taux d’imposition reste important: «En 2010, sur un revenu imposable de 1120 000 francs (dividendes compris), je paie 791 000 francs d’impôts. Le taux est descendu à 70%... Donc en gros de janvier à septembre, je travaille pour les impôts.»
Des exemples frappants
Sont-ils nombreux, comme lui, à travailler jusqu’à l’automne exclusivement pour l’Etat? Ce phénomène n’est pas une exclusivité suisse. Il préoccupe aussi le Royaume-Uni, où le ministre des Finances vient d’annoncer une baisse très controversée du taux marginal d’imposition des hauts revenus, qui passera en 2013 de 50 à 45%. En France au contraire, François Hollande a promis, s’il était élu à la présidence, de taxer à 75 % la tranche des revenus supérieurs à un million d’euros par an. «On s’insurge de cette proposition, alors que la Suisse en est déjà là mais qu’on l’ignore!», s’exclame Blaise Matthey, directeur général de la Fédération des entreprises romandes (FER). Exemples frappants: Pierre Lamunière, président et administrateur-délégué du groupe Edipresse (dont la famille détient 92%), concède 72% de ses revenus annuels au fisc (voir encadré page 20). Les Brunschwig, propriétaires des boutiques Bongénie-Grieder (plus de 220 millions de chiffre d’affaires), déboursent «50% de nos revenus annuels les années cool, quand on peut distribuer des dividendes honorables, répond Nicolas Brunschwig, et jusqu’à 70% les années moins cool…» De quoi redéfinir la notion de cet anglicisme. Anthony Collé, patron du groupe immobilier MK dont il est actionnaire aux deux tiers (chiffre d’affaires de 20 millions de francs), offre 60% de ses revenus au fisc vaudois. Même proportion pour le président de Hublot Jean-Claude Biver, quand bien même il ne possède plus d’actions de sa société. Pour faire simple, les gros entrepreneurs romands ne commencent pas à travailler pour eux-mêmes avant début août.
Triplement taxés
Il faut dire qu’un entrepreneur actionnaire est taxé trois fois – après que l’entreprise a déjà payé des impôts sur ses bénéfices. D’abord, sur son salaire (46% au maximum à Genève, 42% sur Vaud), ensuite sur les dividendes qu’il s’octroie (à hauteur de 60% seulement pour ceux qui possèdent plus de 10% des actions de la société) et enfin sur la fortune (1% à Genève et sur Vaud, contre 0,5% en Suisse alémanique). «Ici, l’impôt sur la fortune est très lourd et démotivant, concède Pietro Sansonetti, avocat fiscaliste associé chez Schellenberg Wittmer. Car la valorisation de l’entreprise peut amener l’entrepreneur à payer des montants égaux voire supérieurs à ses revenus.» Vraiment? Nicolas Brunschwig: «Si la valeur de la société est significative en raison notamment de fonds propres conséquents, mais qu’en même temps ses résultats ne sont pas distribuables parce que cette année-là elle a gagné peu ou qu’elle a fait de gros investissements, alors l’entrepreneur devra vendre des biens pour financer l’impôt sur la fortune.» Une aberration que le législateur a voulu corriger en instaurant un bouclier fiscal. Ainsi, à Genève, le cumul des impôts sur la fortune et sur le revenu au niveau cantonal et communal (ICC) ne peut pas dépasser 60% du revenu net imposable. Si on rajoute l’impôt fédéral direct (IFD), cela revient à 75%. Quasi pareil pour Vaud. Mais déjà, le redressement des finances genevoises menace ce nouvel instrument. En effet, le Conseil d’Etat, dans son plan financier quadriennal, veut remettre en cause le bouclier fiscal adopté par le peuple à 70,1% voilà trois ans.
«Ce n’est pas très honnête de déficeler le paquet fiscal sur lequel la population s’est prononcée», estime Stéphanie Ruegsegger, à la FER. Même si on sait que le citoyen a plébiscité avant tout des mesures favorables aux familles avant que de se préoccuper d’alléger la charge des entrepreneurs. Comment le ministre des Finances David Hiler se justifie-t-il? «La suspension de ce bouclier est temporaire, proposée pour 2013 et 2014 dans le cadre du catalogue de mesures urgentes pour le retour à l’équilibre, répond son porte-parole Roland Godel. Cette mesure sera soumise au peuple si le Grand Conseil le veut bien.» Peu rassurant, ce d’autant plus qu’à Genève, l’impôt sur le bénéfice des entreprises (hormis pour les sociétés simples, les sociétés en nom collectif ou les sociétés en commandite) est déjà un des plus élevés de Suisse, à 24,8%, alors que Neuchâtel, par exemple, vient de passer à 12%, qu’une bonne partie de la Suisse alémanique nage dans les mêmes eaux, ce qui amène la moyenne suisse à 18,8%. «Le Conseil d’Etat réfléchit, dans le cadre des discussions entre la Suisse et l’Union européenne sur les statuts fiscaux cantonaux, à une solution du type neuchâtelois, soit un alignement de l’impôt sur le bénéfice aux alentours de 15%. Mais notez que la moyenne suisse est fortement biaisée par les taux agressifs pratiqués par certains cantons qui peuvent se le permettre, notamment en Suisse centrale!»
Inégalité de traitement
Même si la fiscalité était revue à la baisse, demeure une inégalité criante: le traitement entre entreprises taxées et multinationales défiscalisées. En février dernier, le canton de Vaud admet qu’une soixantaine de ces sociétés bénéficient d’allégements fiscaux dans le cadre de l’arrêté Bonny. Exemples: Eaton, à Morges, exonérée intégralement depuis 2005. Ou Vale International qui ne paie que 40% de l’IFD. Des cadeaux qui, selon le Contrôle fédéral des finances, représentent un manque à gagner de 1,5 milliard de francs. Pourtant, les entrepreneurs suisses n’y sont pas hostiles. Ni aux forfaits fiscaux aux étrangers, d’ailleurs. Tout au plus proposent-ils des améliorations, à l’instar d’Anthony Collé: «Je les trouve trop favorables aux très grosses fortunes. Il est injuste de bénéficier du même forfait, que le contribuable ait un revenu annuel d’un million ou de dix millions. En outre, je serais favorable à un forfait minimal par exemple à 500 000 francs, plus équitable.»
«Punir fiscalement un investisseur, c’est punir l’emploi»
Pierre Lamunière, président et administrateur-délégué du groupe Edipresse, a déjà versé presque la totalité de ses revenus annuels au fisc.
Bilan Quelle part de vos revenus va aux impôts?
Pierre Lamunière 72%, grâce au bouclier fiscal. Mais avant son introduction, il était possible de payer pas loin de 100%
de ses revenus.
B Dur pour les entrepreneurs, mais bon pour l’économie!
PL Non, cela va à l’encontre de l’intérêt général. Car punir fiscalement les entrepreneurs, c’est punir l’emploi. Les contribuables les plus frappés sont les entrepreneurs qui possèdent des sociétés qui marchent bien, qui réinvestissent et créent des emplois. Une fois qu’ils ont payé 45% sur leur salaire et 27% sur les dividendes, ils paient encore un impôt équivalent à 1% de leur fortune qui a été investie dans leur outil de travail. Or, pour payer ce pour-cent, ils doivent sortir des revenus supplémentaires de leur entreprise, qui sont eux-mêmes taxés. Il y a donc une triple imposition.
B Que proposez-vous pour corriger?
PL Je préférerais un impôt sur le revenu plus élevé. Il me semble normal en effet d’être taxé sur ce que vous tirez de votre fortune, mais anormal d’être taxé si vous n’en profitez pas directement.
B Le système incite-t-il les patrons à se verser des dividendes?
PL Oui, il les force à verser au moins 2%. Si vous vous octroyez 2% de dividende, plus de 0,5% ira à l’impôt sur le revenu et 1% à l’impôt sur la fortune; 75% part au fisc, vous n’aurez presque rien gagné.
B En somme, un entrepreneur a avantage à vendre!
PL Oui, et c’est tout le problème. Si vous vendez vos actifs, vous ne payez pas d’impôts sur la plus-value. En revanche, si vous réinvestissez, vous êtes taxé au maximum. La motivation d’un entrepreneur doit être forte, car il n’est pas payé de retour. Or, on oublie que 30% de la masse salariale générée par les emplois qu’il a créés ira aussi au fisc. C’est une énorme contribution à l’ensemble. Quand nous avons fusionné avec Tamedia, le cash encaissé par la vente de notre filiale a été réinvesti dans d’autres activités, des start-up et des projets immobiliers qui soutiennent de nombreux emplois.
B Que pensez-vous des défiscalisations de multinationales?
PL J’y suis favorable, comme aux forfaits fiscaux. Car si les multinationales ne paient pas d’impôts sur le bénéfice, leurs hauts salariés, eux, en paient. Et cette masse salariale imposable représente davantage que le bénéfice de l’entreprise. En plus, ces gens consomment, cotisent à l’AVS. Ces retombées secondaires n’ont pas été prises en compte dans le calcul du manque à gagner du Contrôle fédéral des finances. Dans cette affaire, il ne faut pas faire de la morale, mais penser au bien commun. Voulons-nous une société éthiquement pure et plus pauvre, ou faut-il utiliser les armes à notre disposition dans les limites de la légalité pour affronter la guerre économique globale? L’angélisme n’a jamais créé le moindre emploi.
Par Laure Lugon Zugravu, le 28 mars 2012
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