Ces statistiques officielles qui travestissent la réalité
 
Le 01-06-2012

De grandes décisions se prennent parfois sur la base de chiffres inexacts ou incomplets. Bilan s’est penché sur cinq cas. Le résultat est édifiant!

Les chiffres sont parfois déroutants. Ainsi, nos échanges commerciaux avec la Chine en 2011 sont passés d’un solde positif de plus 2,2 milliards de francs à un déficit de 1,2 milliard de francs suite à un changement de la méthode de calcul de nos importations. La différence est non seulement spectaculaire, mais elle change surtout complètement l’approche économique de nos relations avec le géant asiatique. Dans Richesse des nations et bien-être des individus, Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi estiment avec raison que «ce que l’on mesure a une incidence sur ce que l’on fait». Or les décisions prises au sein d’une entreprise, d’un gouvernement ou d’un parlement dépendent encore trop souvent de statistiques dont les bases sont chancelantes. Elles peuvent donc conduire à des résultats inappropriés. Par exemple, la Suisse cherche actuellement à conclure un accord de libre-échange avec l’Empire du Milieu. Lors de l’annonce de l’ouverture des négociations en janvier 2011 à Davos, elle se réjouissait d’être «l’un des rares pays occidentaux à afficher une balance commerciale positive avec la République populaire de Chine». Aujourd’hui, la donne a changé. Conséquence: les pourparlers prendront certainement une autre tournure. Les chiffres du commerce extérieur ne sont pas les seuls à poser problème. Bilan a recensé quatre autres statistiques officielles qui peuvent être mal interprétées. Commençons avec la Chine pour finir avec les investissements étrangers en Suisse en passant par Fribourg (une fausse capitale horlogère), le taux de chômage et les revenus des paysans.



Chine: des importations sous-estimées
Jusqu’en 2010, la Suisse était l’un des seuls pays occidentaux à résister à la Chine. A en croire l’Administration fédérale des douanes (AFD), notre balance commerciale restait toujours positive malgré le bond en avant de son partenaire économique. Or les chiffres étaient mensongers. Entré en vigueur au 1er janvier 2012, un changement important du concept de provenance géographique des marchandises a eu un impact considérable. Selon une estimation des résultats retraités pour 2011, notre solde commercial avec la Chine est passé d’un excédent de 2,2 milliards de francs à un déficit de 1,2 milliard. En cause: une hausse de 54% des importations à 9,6 milliards. Désormais, ces dernières ne sont plus calculées selon le «pays de production», mais selon le «pays d’origine». L’AFD explique: «Lorsqu’une marchandise originaire de Chine, avant son importation en Suisse, était dédouanée en Allemagne, c’est ce pays qui était considéré comme «pays de production» dans le commerce extérieur.» Cette modification découle de l’application des recommandations des Nations Unies et de l’harmonisation des normes statistiques helvétiques avec celles de l’Union européenne. Cette refonte du concept entraîne une nouvelle lecture de nos échanges. Nos emplettes aux Pays-Bas et en Allemagne chutent respectivement de 24 et 13%. Au total, les importations au sein de l’UE reculent d’environ 13 milliards de francs. A l’inverse, elles augmentent non seulement en provenance de Chine, mais également de Roumanie (+67%), de Turquie (+51%) ou du Japon (+22%).



Fribourg: une fausse capitale horlogère
Chaque année, l’Administration fédérale des douanes publie le classement des exportations de marchandises par canton. Une statistique très utilisée par les autorités politiques et économiques locales car elle leur permet de montrer la compétitivité de leur région. C’est par exemple le cas de Fribourg. A 8,3 milliards de francs en 2011, «les exportations, qui sont les meilleures enregistrées de tous les temps, font figurer le canton dans une excellente position au niveau national. Le rythme soutenu est huit fois plus élevé qu’au niveau suisse (+2,1%) et le canton affiche la meilleure progression de toute la Suisse romande», se réjouit la Chambre de commerce Fribourg dans un communiqué. Un chiffre intrigue surtout le lecteur: l’horlogerie-bijouterie représente à elle seule 58% des ventes à l’étranger! De quoi s’interroger sur la pertinence de ce chiffre. Dans une étude publiée l’an dernier, Jonathan Massonnet, maître assistant à l’Université de Fribourg, a mené l’enquête afin de mesurer les risques d’une revalorisation du franc suisse pour l’économie cantonale. Ses conclusions sont sans ambiguïté: le groupe Richemont fausse la réalité. «Une grande entreprise de produits de luxe entretient son centre administratif dans le canton alors que la production afférente aux exportations est faite dans d’autres cantons. La valeur ajoutée qui en découle n’est donc pas créée sur le sol fribourgeois», explique Jonathan Massonnet. Selon ce dernier, le même phénomène touche aussi la chimie/pharmacie dont les ventes à l’étranger se sont élevées à 1,1 milliard en 2011 (soit 13% du volume total). Certes, le groupe belge UCB possède un site de production à Bulle, mais il facture aussi une partie de ses ventes depuis son siège gruérien. Pour le chercheur, «il paraît raisonnable d’avancer que plus de la moitié des exportations du canton de Fribourg ne correspondent à aucune valeur ajoutée créée sur son sol, biaisant ainsi les chiffres de son commerce extérieur». Un phénomène qui touche d’autres cantons comme celui de Zoug. Car les statistiques officielles ne différencient pas le lieu de production du lieu de facturation.



Chômage: un taux trop élevé
Le taux de chômage figure parmi les indicateurs clés pour mesurer la santé économique d’un pays. Selon le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) qui le publie chaque mois, il s’élevait à 3,3% à fin décembre 2011. Or il est trop élevé. Pour le calculer, ses collaborateurs se fondent sur la population active dont le dernier chiffre officiel remonte au recensement de la population de l’année 2000. Au 1er janvier de cette année-là, elle atteignait 3,9 millions de personnes. Depuis lors, le nombre d’actifs a progressé. A fin 2011, on l’estimait à environ 4,5 millions d’individus. Sur cette nouvelle base, le taux de chômage recule à 2,9%. De surcroît, les comparaisons internationales de cet indicateur posent problème car les méthodes de calcul diffèrent considérablement d’un pays à l’autre. En Suisse, sont chômeurs les «personnes annoncées auprès des offices régionaux de placement, qui n’ont pas d’emploi et sont immédiatement disponibles en vue d’un placement. Peu importe qu’elles touchent, ou non, une indemnité de chômage.» Leur nombre atteignait 130 000 à fin 2011. En Allemagne, est considéré comme chômeur «tout individu qui est enregistré auprès d’une agence pour l’emploi, ne travaille pas (ou travaille moins de 15 heures par semaine) et recherche un emploi d’une durée hebdomadaire de 15 heures minimum.» Pour permettre les comparaisons, le Bureau international du travail a publié sa propre définition. Selon celle-ci, un chômeur est une personne n’exerçant pas d’emploi, ayant recherché un travail au cours des quatre semaines précédentes et étant disponible pour travailler. Calculé de cette manière, le nombre de chômeurs s’élevait en Suisse à 186 000.



Agriculture: des revenus remis en question
De l’avis de l’Union suisse des paysans, «les revenus des paysans demeurent bas et insuffisants par rapport aux autres secteurs». Un constat sans surprise puisque les agriculteurs ont la réputation de se plaindre. Calculé par la Station de recherche Agroscope Reckenholz-Tänikon, le revenu agricole moyen par exploitation s’est élevé à 55 200 francs en 2010. Or voici que ce chiffre vient d’être remis en cause par le Contrôle fédéral des finances. Selon un rapport publié en décembre dernier, «le système de calcul des revenus, qui se fonde sur un échantillon de références (3500 exploitations, ndlr), présente plusieurs défauts». D’une part, ce dernier n’est pas représentatif. «Il est plutôt composé d’exploitations supérieures à la moyenne, certains types (par exemple les cultures maraîchères) et certaines régions n’étant pas représentées ou ne l’étant qu’insuffisamment. D’autre part, «il exclut différentes formes d’exploitations telles que les communautés d’exploitation (efficientes), mais aussi celles de très petites dimensions». A cette critique s’ajoute la nécessité de prendre en compte la diversification des sources de recettes. Aujourd’hui, les revenus des activités non agricoles (agritourisme, moniteur de ski, etc.) sont significatifs, gagnent en importance et «devraient être davantage intégrés dans les analyses de situation, car ils ont au moins autant d’importance que ceux provenant des activités agricoles». Enfin, les auteurs du rapport estiment que la comparaison des revenus des agriculteurs avec ceux des travailleurs d’autres branches se heurte à des difficultés considérables. Il n’est guère pertinent de comparer des indépendants à des salariés.



Investissements: de 117 à 22 milliards

Les multinationales étrangères investissent massivement en Suisse. Entre 2000 et 2010, les capitaux qu’elles détiennent dans notre pays sont passés de 142 à 525 milliards de francs. Or, d’année en année, les doutes sur leur origine grandissaient car leurs acquisitions d’entreprises helvétiques et leurs prises de participation au sein de celles-ci ne collaient pas vraiment à la réalité empirique. Pour la première fois en décembre 2006, la Banque nationale suisse (BNS) est parvenue à lever le voile dans sa publication annuelle consacrée aux investissements directs. Depuis lors, pour éviter les travers, elle distingue l’investisseur dit immédiat (une société souvent intermédiaire) – qui est valable pour la statistique officielle au niveau international – de l’investisseur dit ultime (le pays où se trouve le siège de la multinationale), qui est connu après retraitement des données. Résultat: des écarts importants entre les deux indicateurs. Ainsi en est-il des stocks d’investissements dit ultimes qui s’avèrent nettement plus importants pour les Etats-Unis (+108 milliards de francs) et pour les pays d’Amérique centrale et du Sud (+53 milliards). «Les entreprises de ces pays passent, dans de nombreux cas, par des pays tiers – en particulier les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Autriche – pour investir en Suisse», constate la BNS. Ce qui a pour conséquence que les stocks détenus par des investisseurs luxembourgeois atteignaient 117 milliards de francs selon le critère de l’investisseur immédiat, mais seulement 22 milliards selon celui de l’investisseur ultime. Le phénomène est identique pour les montants détenus par les sociétés hollandaises et autrichiennes, qui chutent respectivement de 111 à 24 milliards et de 77 à 7 milliards. Sur une longue période, les différences sont aussi importantes. Entre 2001 et 2010, les stocks des investissements réels réalisés par l’Union européenne en Suisse ont augmenté de 128 milliards et non de 338 milliards. A l’inverse, ceux des Etats-Unis ont progressé de 130 milliards, soit beaucoup plus que les 28 milliards calculés auparavant. La conclusion appartient à l’ancien premier ministre de la Grande-Bretagne, le célèbre Winston Churchill: «Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées.»

Crédits photos: Kudryashka/Fotolia

Investissements: de 117 à 22 milliards


Par Jean-Philippe Buchs
BILAN

 

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