|
Un livre retrace les grandes étapes de la création de cette montre, symbole de la renaissance horlogère
C’est une immersion inédite dans la genèse de la création de la Swatch que propose un livre* qui vient de paraître. Si le succès de cette montre emblématique pour l’horlogerie suisse – ayant largement contribué au renouveau d’une branche moribonde au début des années 80 – a été bien documenté, la naissance de cette montre en plastique l’est nettement moins.
Dans un chapitre de l’ouvrage La fabrique de l’innovation (Edition Dunod, 2012), l’un de ses co-créateurs, Elmar Mock, revient sur la genèse méconnue de cette tocante à mi-chemin entre l’horlogerie et la mode, dont rien ne permettait de prévoir à l’origine l’ébouriffant parcours, avec à la clé des centaines de millions de pièces vendues jusqu’à aujourd’hui encore, trente ans après les premières versions.
Elmar Mock, de son point de vue, précise d’emblée que la Swatch n’était pas programmée. «Elle ne relève pas d’une stratégie délibérée d’innovation, d’un plan réfléchi ou d’une vision fulgurante.»
Cette histoire, d’après lui, débute à la fin de 1979, avec la rencontre improbable de trois personnages de l’entreprise ETA (Swatch Group). Soit un patron et deux ingénieurs, Ernst Thomke, Elmar Mock et Jacques Müller. Les deux derniers travaillent en franc-tireurs sur un vague projet, sans mandat de leur hiérarchie. Jusqu’au jour où Ernst Thomke s’en rend compte et convoque dans son bureau le jeune Mock. Panique à bord. Certains d’être licenciés, les deux hommes griffonnent à la hâte l’esquisse d’une montre à quartz en plastique ultra-simple, la colorient en rose et bleu. «Le dessin est simpliste, presque enfantin.» Mais «il englobe tous les éléments de la future Swatch», d’après l’auteur.
Après avoir passé un savon à Elmar Mock, Ernst Thomke a une réaction immédiate en ce 27 mars 1980: «J’attends ça depuis plus d’un an.» Les deux compères ignorent à ce moment-là que le patron d’ETA veut une montre bas de gamme susceptible de conquérir le monde. En fait, les trois hommes travaillent sans le savoir sur une idée commune.
Le projet est lancé dans la foulée. «Sans business plan, sans cahier des charges, sans plan d’amortissement, sans étude de marché …, juste à partir d’un vague dessin.» Des grands principes sont toutefois fixés: le prix de fabrication de la montre doit être inférieur à 10 francs et elle doit être fabriquée en série en Suisse. Problème, le mouvement quartz le moins cher du marché coûte alors 14 francs, et le coût de revient d’une montre complète se situe à 25 francs. Il faut donc tout repenser: simplification de l’architecture de la montre, du processus de fabrication et d’assemblage, etc.
«Surtout, à l’époque, les connaissances de l’industrie horlogère suisse ne sont pas structurées ni vers les montres bon marché ni vers la fabrication en masse», relate le livre. Il faut aussi résoudre les problèmes de l’assemblage du plastique, de son injection et de sa colorisation et du soudage par ultrason pour faire une montre résistante et étanche. Cette dernière méthode permettra de fixer le verre de la montre au boîtier, avec un coût de revient huit fois moins cher. Mais, parce que la montre est soudée, elle devient aussi irréparable. A quoi bon d’ailleurs réparer un produit qui revient à 5 francs, ce qui sera in fine le coût de revient de la Swatch? Il faut alors que tout le processus de fabrication soit irréprochable.
Avantage de taille malgré les contraintes terribles, l’ensemble de la chaîne de maintenance et d’après-vente est supprimé. Plus de stocks de pièces de rechange, plus de service de réparation. Une révolution puisque auparavant on envisageait une montre pour la vie. Mi-1981, les premiers prototypes voient donc le jour, mais les aiguilles tournent à l’envers à cause d’une erreur de construction. La méthodologie s’affine étape par étape. Alors qu’une montre traditionnelle comporte 91 composants, la Swatch passe à 51. Et les composants du mouvement se greffent directement sur le boîtier. Gain de temps et d’argent. La Swatch sera la première montre entièrement automatisée dans sa fabrication.
Si l’aspect technique est désormais réglé dans les grandes lignes, encore faut-il vendre le produit. Pour cela, un concept marketing solide est nécessaire, dont Franz Sprecher sera l’architecte. Selon lui, la meilleure façon de vendre la montre est de la positionner comme un article de mode. Le concept est né. Mais les designs décoiffants n’apparaîtront que plus tard sur la suggestion du premier distributeur américain, Bloomingdale, qui exige plus de montres dans la collection et un renouvellement tous les six mois. A l’image de la mode. La Swatch devient alors un accessoire de masse, tout en redonnant ses lettres de noblesse au plastique. Le design final de la montre émane de Maryse Schmid et Bernard Müller. Rupture majeure: ce n’est plus une montre que l’on habille mais davantage un habillage avec des aiguilles. Les designers les plus connus se succéderont ensuite et dessineront de nouvelles collections sans cesse renouvelées.
Tout n’est pourtant pas gagné. La première commercialisation aux Etats-Unis en 1982 se solde par un échec. Le véritable essor intervient l’année suivante… en Suisse, marché d’origine. On espérait en vendre 50 000 la première année. Ce sera dix fois plus. La vague Swatch va alors submerger le monde entier et faire les beaux jours de Swatch Group, grâce à ce produit de masse qui a plus que concurrencé les montres asiatiques.
Au niveau industriel, les manuels retiendront que la Swatch a certes standardisé la production mais avec un produit totalement diversifié. Son succès est d’autant plus inédit que «beaucoup de scepticisme et de sarcasmes ont entouré son développement vu que la rupture avec la tradition horlogère était trop brutale», analyse Elmar Mock, patron désormais de la société biennoise Creaholic.
*La fabrique de l’innovation, Elmar Mock, Gilles Garel, Dunod, 2012, 176 pages.
Bastien Buss
LE TEMPS
|