Ces créations d’emplois qui avivent les tensions franco-suisses
 
Le 10-07-2012

La Franche-Comté accuse les employeurs neuchâtelois et jurassiens de débaucher ses ouvriers, alors que la présence des frontaliers crée la discorde en Suisse.

«Les collaborateurs que nous engageons se font les dents, puis ils s’en vont vers la Suisse», soupire Jean d’Agaro, directeur de l’usine de Bourbon Automotive Plastics à Morteau. Installé à quatorze kilomètres du Locle, cet équipementier automobile de 430 employés peine à retenir sa main-d’œuvre attirée par les salaires helvétiques, tout comme de nombreuses entreprises françaises jalonnant la frontière, depuis la Haute-Savoie jusqu’au Haut-Rhin en passant par l’Ain, le Jura, le Doubs et le Territoire de Belfort. Or, ce phénomène empirera au cours des prochaines années, plus particulièrement tout le long de l’arc jurassien. Le recrutement de frontaliers devrait se poursuivre en effet avec force en raison de la création d’au moins 3500 emplois par les sociétés horlogères suisses (lire la carte à la page 49), dont plus de 80% dans les seuls cantons de Neuchâtel et du Jura. Depuis l’entrée en vigueur le 1er juin 2007 de la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne, les citoyens suisses et européens sont considérés comme des frontaliers dès lors qu’ils travaillent dans un Etat différent de celui dans lequel ils résident principalement. Cette ouverture, conjointement à la bonne conjoncture et à la situation tendue sur le marché du travail helvétique, facilite le recours à cette main-d’œuvre qui présente le double avantage d’être abondante et peu chère. D’autant que la zone frontalière enregistre une hausse de ressortissants en provenance tant du nord que du sud de la France qui ont pour objectif de travailler en Suisse. En cinq ans, soit entre le 1er trimestre 2007 et la même période de 2012, le nombre de résidents français qui disposent d’un emploi en Suisse a fortement augmenté: +52% dans le canton de Vaud, +35% à Neuchâtel, +30% à Genève et +29% dans le Jura.

Dans l’arc jurassien, la proximité de la frontière constitue un atout indéniable pour la branche clé de la région: l’horlogerie. «D’un côté, elle bénéficie du label Swiss made. De l’autre, elle dispose d’un bassin d’emplois important», explique Pierre Hiltpold, directeur de la Chambre de commerce et d’industrie du canton de Neuchâtel. De tradition horlogère, la Franche-Comté constitue un réservoir de main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée. Ce n’est donc pas un hasard si Swatch Group, Richemont et TAG Heuer ont choisi des localités situées à quelques pas de la France pour investir dans leur outil de production (lire la carte ci-contre). Paradoxalement, leurs investissements avivent les tensions non seulement dans le Doubs et le Territoire de Belfort, mais suscitent aussi des inquiétudes chez les employeurs helvétiques qui craignent de perdre leurs meilleurs éléments ainsi qu’au sein de la population locale qui peste contre la forte hausse du trafic routier.

Craintes françaises

Commençons par la Franche-Comté. Dans cette région, les autorités politiques comptent profiter de l’implantation de Swatch Group à Boncourt, qui projette de créer entre 500 et 700 emplois d’ici à 2020, pour diminuer le nombre de chômeurs. «C’est une véritable aubaine», se réjouit Marie-Guite Dufay, présidente du Conseil régional de Franche-Comté. Ce dernier a mis sur pied un comité de pilotage pour analyser la situation et proposer une offre de formation adéquate. Il cherche à convaincre le numéro un mondial de l’horlogerie d’élaborer un code de bonne conduite dans la recherche d’emplois. «Swatch Group s’est engagé à recruter un tiers de ses opérateurs parmi nos demandeurs d’emplois et à ne pas débaucher les collaborateurs de nos entreprises», affirme Marie-Guite Dufay. Ce que dément Serena Chiesura, porte-parole du groupe helvétique: «Notre philosophie de recrutement n’est pas basée sur des statistiques, mais sur la recherche de femmes et d’hommes qualifiés et susceptibles de nous apporter le meilleur savoir-faire.» Pour les industriels, la création de nombreux emplois sur sol suisse est très mal vécue. Président du groupe Lisi et de l’Union des industries et métiers de la métallurgie, Gilles Kohler est à l’origine d’une lettre ouverte adressée en novembre 2011 par son association aux pouvoirs publics de Franche-Comté afin de les alerter sur les risques de fuite de leur main-d’œuvre en Suisse. «Nos inquiétudes se sont concrétisées. Swatch Group a lancé une campagne d’offres d’emplois dans la presse pour engager des collaborateurs qualifiés pour des métiers qui peinent à être repourvus», indique Gilles Kohler.

Un débauchage sauvage d’ouvriers?

Du côté de Morteau où le taux de chômage (environ 5%) est deux fois moins élevé qu’en moyenne nationale, les craintes sont aussi vives. L’appel d’air provoqué par la création ou l’extension de plusieurs entreprises horlogères accroît, là aussi, les tensions sur le marché du travail. Ce qui ne manquera de pénaliser le développement des entreprises locales. Lesquelles pourraient se développer ailleurs. «Même si le besoin s’en faisait sentir, je ne pourrais pas agrandir mon usine faute de main-d’œuvre disponible dans la région», confirme Jean d’Agaro. Des patrons dénoncent surtout le débauchage sauvage de leurs employés. Des entreprises et des sociétés de placement helvétiques sont carrément parties à la chasse aux ouvriers en déposant des offres d’emplois sur les pare-brise de véhicules garés dans les parkings de grands employeurs. La réussite de la Suisse est surtout révélatrice de l’incapacité de la France à engager de profondes réformes créatrices d’emplois. «L’implantation de Swatch Group à Boncourt est emblématique de la non-compétitivité du travail dans mon pays», observe Gilles Kohler. Et d’argumenter: «En raison des charges sociales, en moyenne de 45% en France contre 25% en Suisse, et du temps de travail, en moyenne 36 heures en France contre 42 heures en Suisse, le coût horaire français est plus élevé de 5 à 10% que le coût horaire helvétique. Alors que pour un emploi comparable le salaire net touché par un salarié suisse est supérieur de plus de 40% à celui d’un salarié français.»

Un seul frontalier chez Affolter Group

Sur un effectif d’environ 150 collaborateurs (équivalents plein temps), Affolter Group ne compte qu’un seul frontalier. Une exception parmi les grosses PME du Jura bernois. «Même si la main-d’œuvre qualifiée se fait rare, nous préférons miser sur les gens de la région», explique Nicolas Curty, directeur des finances et des ressources humaines de cette entreprise de Malleray, active dans les rouages d’horlogerie et la fabrication de machines. «Notre expérience avec les frontaliers a montré qu’ils ont de la peine à s’identifier à notre culture d’entreprise et donc à s’y intégrer. Leur approche du travail – seul le salaire compte – et leur comportement généraient des tensions», constate Nicolas Curty. Et de préciser: «Ce n’est en revanche pas le cas des étrangers établis en Suisse qui représentent un tiers de notre personnel.» Pour assurer son avenir, Affolter Group mise sur la formation. Dès le mois d’août, la société comptera 14 apprentis.

Rancœurs suisses

Traversons maintenant la frontière. Le canton de Neuchâtel s’attend à la création de quelque 1800 nouveaux emplois dans un contexte déjà euphorique. A fin octobre 2011, le nombre d’emplois (23 929) disponibles dans la ville de La Chaux-de-Fonds a dépassé le record atteint en 1969. Un boom qui entraîne une pénurie de main-d’œuvre dans certains métiers. «Même si le marché du travail commence à se détendre, nous ne trouvons par exemple plus de conducteurs de machines à commande numérique», relève Pierre-Olivier Chave, président et fondateur de PX Group à La Chaux-de-Fonds. Dans le Jura, la situation est identique. «Du fait que notre marché du travail est asséché, nos entreprises craignent que Swatch et TAG Heuer aspirent leurs meilleurs collaborateurs», souligne Jean-Frédéric Gerber, directeur de la Chambre de commerce et d’industrie du Jura. «Notre seule alternative consiste à recruter des frontaliers», insiste Yves Bandi, directeur de l’entreprise éponyme spécialisée dans la réalisation de pièces pour l’horlogerie haut de gamme à Courtételle. Ce dernier constate que certaines entreprises font de la surenchère salariale: «On offre jusqu’à 10 000 francs par mois pour un décolleteur.» Les syndicats contestent. «La mise en concurrence des travailleurs indigènes avec la main-d’œuvre étrangère exerce une pression, parfois très forte, sur les rémunérations. Le risque est plutôt à la sous-enchère salariale», observe Pierluigi Fedele, secrétaire régional d’Unia Transjurane à Delémont. Avec la forte augmentation du nombre de frontaliers commence à émerger une certaine rancœur parmi les salariés et les citoyens helvétiques. «Dans les entreprises, les esprits s’échauffent dès que leurs dirigeants confient des postes à responsabilités à des frontaliers», constate Pierluigi Fedele. L’augmentation de leur pouvoir d’achat d’environ 20% en raison de l’appréciation du franc suisse accroît encore les tensions. «D’autant que certains d’entre eux se comportent comme des nouveaux riches en débarquant au travail avec une Porche ou une Mercedes», regrette Pierre-Olivier Chave.

«La guerre totale est déclarée»

Dans la population, les tensions sont surtout liées au trafic automobile de plus en plus intense sur les principaux axes routiers. Entre le col des Roches et Le Locle, il faut souvent plus d’une heure, en début et en fin de journée, pour parcourir moins de cinq kilomètres. En direction du Saut-du-Doubs, le flux incessant de véhicules qui traversent la petite commune des Brenets (1100 habitants) devient inacceptable pour une majorité d’habitants. Cartier pourrait faire les frais de ce ras-le-bol. Cette manufacture qui appartient au groupe Richemont envisage de construire dans ce village une nouvelle usine dédiée à la joaillerie avec, à la clé, la création de 400 emplois qui seraient en grande partie dévolus à des frontaliers. Un référendum contre le dézonage et l’octroi d’un terrain à Cartier a abouti récemment. Les Brenassiers se prononceront donc lors d’une votation populaire. «Ce projet révèle surtout l’exaspération d’une partie importante de la population face au bruit généré par les pendulaires français qui transitent par notre localité», insiste le président du Conseil communal Philippe Rouault. Si «la guerre totale est déclarée» contre les frontaliers au bout du Léman, le conflit reste encore mesuré dans l’arc jurassien. Une étincelle peut cependant mettre le feu aux poudres. «Nous devons garder un œil sur ce qui se passe à Genève afin que les tensions qui n’existent que de manière latente dans notre région ne s’exacerbent pas au point de dégénérer», met en garde Hasna Charid, juriste auprès du Groupement transfrontalier européen à Morteau.

Une richesse artificiellement gonflée

Les frontaliers participent non seulement à la création de richesses dans notre pays, mais leur contribution déforme avantageusement les performances économiques des cantons romands dans lesquels ils travaillent. Si la valeur générée par leur travail est intégrée dans le produit intérieur brut (PIB) qui mesure la quantité de biens et de services produits à l’intérieur des frontières nationales, ce n’est pas le cas pour le PIB par habitant. Celui-ci ne comptabilise en effet que la richesse produite par la population résidente moyenne. Laquelle ne comprend pas les frontaliers. Ce qui gonfle artificiellement la prospérité par tête. Selon le Créa (institut de macroéconomie appliquée de l’Université de Lausanne), le PIB par habitant 2011 du Jura (62 406 francs) est plus élevé que celui du canton de Vaud (61 461). Mais si on comptabilise les frontaliers dans la population, ce dernier (59 726) devance son rival (57 252). Pour Genève, le PIB par habitant incluant les frontaliers diminue de 97 055 à 85 592 francs. Pour comparer plus équitablement les performances économiques des cantons, il est judicieux de diviser le PIB par le nombre de travailleurs (calculés en équivalents plein temps) actifs dans ceux-ci. Ce qui donne les estimations suivantes d’après le Créa: Genève (179 980 francs), Vaud (152 823), Valais (154 031), Neuchâtel (153 490), Fribourg (147 567) et Jura (144 080).

Crédits photos: Jacques Belat, David Houncheringer
Par Jean-Philippe Buchs
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