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Presque un an après le blocage de l’euro à 1,20 franc, les grands travaux continuent au sein des entreprises. Les groupes internationaux ont réduit leurs coûts en euros, les petites entités restent en souffrance. Coup de sonde
Précarité, restructuration, faillites. L’été dernier, avant l’intervention d’urgence de la Banque nationale suisse (BNS), les exportateurs suisses appelaient à l’aide. Peu importe leur taille et leur spécialité, l’appréciation du franc, qui flirtait avec la parité contre l’euro, les asphyxiait. Leurs marges allaient fondre comme neige au soleil, des dizaines de milliers d’emplois étaient en jeu. Les cris d’alarme étaient devenus presque quotidiens.
Le 6 septembre prochain, le taux plancher de 1,20 franc pour 1 euro vivra son premier anniversaire. Comment les entreprises ont-elles vécu ces douze derniers mois? Quelles mesures ont été prises? Un franc si fort est-il soutenable? Sondage auprès de ceux qui bataillent avec la concurrence étrangère.
«La pression n’a pas cessé. Avec ce taux, on peut survivre, pas vivre». Swissmem ne milite pourtant pas pour le relèvement du plancher à 1,30 ou 1,40. «Il vaut mieux un taux plus bas et solide qu’un taux plus haut mais incertain», ajoute Ivo Zimmerman, porte-parole du représentant de l’industrie des machines. Par contre, Swiss Textiles, l’organe faîtier de l’industrie du textile, exige un taux de 1,30 franc. Au minimum. Son président, Thomas Schweizer, dit avoir rencontré la direction de la BNS à ce sujet, pas plus tard qu’en juin dernier. Sans succès pour le moment.
Du combat de la banque centrale, Swissmem, Swiss Textiles, tout comme Suisse Tourisme, soulignent également qu’il a permis des planifications budgétaires viables. Personne n’a de chiffres mais tous considèrent que le plancher a sauvé de nombreux emplois. Sans lui, les restructurations auraient été bien plus dramatiques, s’accorde-t-on à dire.
Cette mesure a aussi permis «de gagner du temps et de réfléchir calmement à une stratégie» pour faire face, dixit Joseph Santoro, chargé des relations externes chez Bobst. En novembre 2011, le groupe spécialisé dans les machines d’emballages avait annoncé des mesures drastiques pour pouvoir vivre avec 1,20, voire au-dessous, car «le taux plancher n’est pas garanti». Au programme, la suppression de 8% des effectifs, 420 emplois. Conséquence d’une nécessité: se séparer des activités à faible valeur ajoutée en Suisse et les sous-traiter.
Réduire les coûts en francs, c’est l’affaire de tous. «Les entreprises ont déjà fait beaucoup sur ce plan, témoigne Thomas Schweizer. Tout ce qui peut être comptabilisé en euros l’a été. Seuls les salaires et certaines autres charges, soit une bonne partie des coûts, restent en francs.» Dans l’industrie des machines, l’approvisionnement et une partie des productions – surtout les travaux qui requièrent du personnel peu qualifié – ont été déplacés dans d’autres pays, en d’autres monnaies. Bobst, présent en Chine depuis une bonne décennie, va notamment utiliser cette tête-de-pont pour y concevoir d’autres produits, jusqu’ici fabriqués à Mex (VD). En octobre 2011, un sondage sur les mesures actuelles et futures des membres de Swissmem avait montré que plus de la moitié d’entre eux avait déjà délocalisé, ou y pensait sérieusement. Une tendance qui n’est pas nouvelle mais qui s’accélère ces derniers mois.
L’autre moyen de réduire les coûts, c’est «de trouver des sous-traitants en zone euro», ajoute Joseph Santoro. Ce type de processus, «hedging naturel», a des effets directs sur les sous-traitants du pays. «Les clients suisses font marcher la concurrence allemande, française et italienne», témoigne Dominique Lauener, président de l’association des fabricants de décolletages et de taillages (AFDT).
Comment ces petites entreprises, moins résistantes que les grandes entités actives à l’international, ont-elles répondu? En augmentant les horaires de travail, en négociant un taux de change particulier avec leurs clients ou en réorientant leur production vers des marchés de niche, où la concurrence est moins rude. Autant de mesures «compliquées» pour des petites structures, poursuit Dominique Lauener.
D’ailleurs, prévient Swissmem, les récents résultats publiés par les grands groupes, tout comme les dernières statistiques macroéconomiques, ne doivent pas occulter une réalité: pour les PME – 90% de ses membres sont considérés comme telles –, la situation reste tendue. Certaines ne sont pas rentables, travaillent même à perte.
Selon Jürg Schmid, c’est aussi le cas pour des sociétés actives dans le tourisme, un secteur qui, rappelle le directeur de Suisse Tourisme, ne peut ni profiter de gains de change à l’importation ni délocaliser certains de ses coûts à l’étranger. Dans l’industrie, Felco (environ 150 employés) n’en est pas là mais son directeur Christophe Nicolet estime qu’il faudra trois ans pour retrouver une rentabilité normale.
Par contre, nombre d’entreprises disposent de bonnes réserves de liquidités. Pascal Kiener, directeur de la Banque Cantonale Vaudoise, l’a encore confirmé, jeudi dernier: «Les crédits ont reculé et les dépôts ont augmenté, c’est un signe de la bonne santé et d’un peu d’endettement des PME.» Du coup, l’année écoulée a donné lieu à des investissements dans l’automatisation, témoigne Ivo Zimmermann, de Swissmem. Des dépenses qui permettront, à terme, de réduire les coûts de fabrication sur sol suisse.
Des sacrifices, il y en a aussi eu du côté des ventes. Bobst a renoncé à une partie de ses marges, pour ne pas devoir trop augmenter les prix en euros. Idem chez Felco, dont les listes de prix sont établies avec un taux d’environ 1,32, «ce que nous estimons être le juste cours du franc». Simultanément, le concepteur d’outils de taille des Geneveys-sur-Coffrane (NE), qui facture en francs en Suisse et aux Etats-Unis, a maintenu certains de ses prix, avec le risque de perdre en compétitivité, et donc de voir les commandes baisser face à une concurrence qui produit en zone euro. «Une sorte de pari, où la question est de savoir jusqu’à quel point la corde peut être tirée, avant que la demande ne s’écroule», image Christophe Nicolet.
Et justement, de manière générale, la demande résiste. Sur ce plan, Bobst «ne peut pas se plaindre», parce que ses débouchés, dont l’alimentaire et la pharma, sont peu cycliques. Les décolleteurs et tailleurs, s’ils n’ont parfois pas remplacé des départs à la retraite, n’ont pas biffé d’emplois et continuent la formation. Parce que leurs clients sont surtout actifs dans les industries résistantes comme l’horlogerie et le médical. A l’échelle suisse, même si plusieurs annonces – Novartis à Prangins, Merck Serono à Genève ou l’ex-Precimed, Greatbach, dans le Jura bernois – ont marqué les esprits, le chômage est passé sous les 3% cet été. Et le recours au chômage partiel n’a pas explosé non plus (lire ci-dessous). Au premier semestre, Thomas Schweizer, de Swiss Textiles, a au moins perçu un certain développement économique. «Mais le second ne sera pas facile».
Le résultat, «on le constatera à fin décembre. Ce sera la première année complète vécue avec ce taux de change de 1,20», lance un entrepreneur fribourgeois. Lui souligne, comme d’autres, que la récession qui gagne l’Europe reléguerait presque le problème du franc au second plan. Presque.
Servan Peca
LE TEMPS
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