Comment la Suisse s’est lancée dans la course à la productivité
 
Le 28-12-2012

Un livre de Silvan Lipp permet de se plonger dans un demi-siècle de politique économique suisse, de l’abandon d’un modèle dual (ouverture à l’extérieur, mais cartellisation à l’intérieur) à une forte revitalisation après le non à l’EEE

L’économiste Silvan Lipp nous offre un excellent ouvrage historique* qui nous permet de mieux comprendre pourquoi la Suisse s’est hissée aux premiers rangs de la compétitivité. Un demi-siècle de politique économique est passé au crible, du lent abandon d’un modèle dual (ouvert à l’extérieur, cartellisé à l’intérieur) à une vaste revitalisation. C’est aussi un passionnant tour d’horizon des influences économiques au sein de l’administration.

L’adaptation de l’économie suisse aux standards internationaux n’a pas été un long chemin tranquille. Episode symbolique, en 1973, Stanley Adams, un employé de Roche, avertit la Commission européenne (CE) des méthodes employées par son entreprise pour empêcher la concurrence sur le marché des vitamines et livre des documents confidentiels à Bruxelles. Tandis que la CE lance une enquête dans des filiales de Roche, en Suisse, c’est l’inverse qui se produit: l’enquête est lancée contre Stanley Adams pour violation du secret des affaires. Un formidable duel s’engage. Bruxelles exige la fin de l’enquête contre Adams tandis que les avocats de Roche menacent les enquêteurs de la CE d’être jetés en prison s’ils pénètrent sur le territoire suisse. Willy Schlieder, directeur européen de la politique de la concurrence, annulera ses vacances de ski en Suisse. «C’est le bunker des cartels», dira-t-il. Finalement, en 1976, Roche sera condamné à une amende par la CE, et Stanley Adams à un an de prison avec sursis.

Les temps ont changé. Les «whistleblowers» sont grassement rémunérés et les cartels interdits. C’est Franz Blankart qui avertira le Conseil fédéral du risque posé sur la scène internationale par certains particularismes helvétiques. La Suisse refusait toute intervention de l’Etat, y compris contre ses cartels. Elle a toujours refusé l’idée d’une politique industrielle, explique Silvan Lipp, elle a attendu 1977 pour que, à l’initiative de la BNS, elle crée un groupe de trois «sages» (dont Luc Weber) pour conseiller le gouvernement. Ses recommandations seront entièrement consacrées au renforcement des conditions-cadres. Etanche au keynésianisme, il faudra attendre 1978 pour que soit créé un Office fédéral des affaires conjoncturelles.

La politique suisse des cartels s’est longtemps contentée d’évaluer les coûts et bénéfices de ces arrangements. La conclusion des enquêtes était toujours favorable aux accords entre entreprises. Ce n’est qu’avec la loi sur les cartels de 1986 que la défense de la concurrence prit le pas sur toute autre considération.

L’un des mérites de Silvan Lipp est de souligner l’importance du professeur de stratégie à Harvard Michael Porter pour la politique suisse des années 1980. L’économiste est d’avis que l’Etat lui-même et ses efforts en faveur du site de production sont aussi importants pour la compétitivité du pays que la productivité des entreprises. Le professeur bâlois Silvio Borner, très écouté à Berne, se nourrira aussi des travaux de l’Américain. Il travaillera avec le «pape des avantages comparatifs» et présentera d’ailleurs à Harvard ses travaux sur la compétitivité de la Suisse.

Les thèses de l’économiste Mancur Olson, qui dénonçait le rôle négatif des groupes d’intérêt sur la croissance, firent aussi leur entrée dans l’administration. Les politiciens n’agissent pas en tant que «dictateurs bienveillants» mais en fonction de leurs intérêts particuliers, observe le socialiste Ulrich Gygi, alors directeur du Département des finances. Les bases intellectuelles d’une politique de décartellisation étaient réunies. Lorsque Silvio Borner, Aymo Brunetti et Thomas Straubhaar publièrent en 1990 Schweiz AG, Vom Sonderfall zum Sanierungsfall?, les recettes d’une Suisse compétitive pouvaient créer un consensus. Les vaches sacrées auraient dorénavant la vie dure.

Ces thèses libérales trouvèrent l’écho le plus favorable au sein de l’Office fédéral des affaires économiques extérieures (OFAEE). Marino Baldi, alors directeur adjoint, partageait la thèse de Borner et Porter, pour qui les entreprises qui n’affrontent pas la concurrence sur leur marché ne réussissent pas sur les marchés d’exportation. «Il était clair qu’il ne fallait pas une politique industrielle, mais la libéralisation de l’économie», déclare Baldi à Silvan Lipp.

Après le non à l’EEE, les réformes se nourrirent aussi des propositions du livre blanc (1991), manifeste libéral édité par Heinz Hauser, et signé de personnalités telles que Nicolas Hayek, Helmut Maucher et Fritz Leutwiler. Puis vint un deuxième livre blanc, celui de David de Pury en 1995, cofondateur du Temps et négociateur des accords du GATT. Un appel jugé cette fois trop extrême par le Conseil fédéral, surtout dans son attaque de l’Etat social.

«L’OFAEE devint le gestionnaire de la globalisation et le moteur du renouvellement sous la bannière de l’économie de marché», avoue Franz Blankart. Cet office fédéral était un «think tank libéral au cœur de l’administration», selon Lipp. C’était l’un des rares départements où le privé allait recruter ses cadres supérieurs: Mario Corti (Nestlé), Rolf Jeker (Surveillance), Rudolf Ramsauer (Vorort), David de Pury (ABB).

Le plan de revitalisation de la fin des années 1990, qui répondait au non à l’EEE, se nourrit du slogan de Franz Blankart: «Etre meilleur pour ne pas devoir adhérer.» Concurrence, libéralisations et nouvelle politique d’immigration, il ne manquait que l’élément budgétaire car, depuis le début des années 1990 et le socialiste Otto Stich, la Confédération accumulait les déficits. Il fallut attendre le frein à l’endettement pour disposer de l’élément institutionnel nécessaire, inspiré par un autre professeur bâlois, René L. Frey, et défendu par Kaspar Villiger. Le peuple approuva en 1998 le programme Villiger à 71%.

Le livre de Lipp arrive à point nommé pour rappeler les sources d’inspiration qui ont aidé la Suisse à se hisser au sommet de la compétitivité. Car, depuis le plancher par rapport à l’euro, aucune mesure de libéralisation des marchés n’a été prise.

* «Standort Schweiz im Umbruch», Silvan Lipp, NZZ Verlag, 2012.

Emmanuel Garessus
LE TEMPS

 

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