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C'est une publicité Zénith début vingtième... Le titre centré en haut de l'affiche, à la typographie désuète, annonce plutôt fièrement : Fabriques des montres Zénith. S'étalent ensuite six reproductions façons cartes postales et autant de bâtiments dont les deux fabriques des Charbonnières et du Sentier, le « hôme et réfectoire féminin », les bureaux et appartements du Locle, puis les fonderies, et le bâtiment dévolu au « dorage et mécanique de précision ». Pas de slogan, pas de montres, juste la puissance du bâti comme symbole ultime de la légitimité d'une marque déjà renommée.
Un siècle plus tard, la construction est plus que jamais au centre des stratégies industrielles. L'heure est en effet à l'investissement dans l'outil de production. En comptant les emplois associés, près de 685 millions de francs auraient été investis en 2012 par une vingtaine d'acteurs du monde horloger. Nouvelle unité de production Rolex à Bienne, extension Breguet en vallée de Joux, siège et unité de production Vuitton à Meyrin, nouvelle unité de production de TAG Heuer à Chenevez, d'extensions en rénovations, de créations ex nihilo en réaménagements, le secteur tout entier est en pleine restructuration. Anticipations de ventes multipliées par deux d'ici 5 à 7 ans, exigences de capacités industrielles accrues liées au retrait du Swatch Group dans la fourniture de composants, rapatriement de productions asiatiques lié au renforcement du Swiss Made voulu par les horlogers, les projets déjà achevés, en cours ou à livrer donnent à douter de la réalité de la crise mondiale.
Si l'époque des constructions « parapluies à machines » semble révolue, l'architecture industrielle contemporaine - aussi spectaculaire soit-elle, demeure dépendante de l'aménagement du territoire et de son corollaire : l'intégration. Après avoir cheminé sur les sentiers des plans directeurs cantonaux, gravi les montagnes de lois fédérales sur la construction et consulté nombre d'organismes de gestion foncière, tout projet de construction est tributaire de l'intégration au sein d'un territoire et de logiques qui lui sont propres. Comme le souligne Eric Duruz, Directeur de l'Association pour le Développement des Activités Economiques de la Vallée de Joux (ADAEV) « les contraintes peuvent être immenses ; on ne réorganise pas notre territoire inscrit dans un Parc Naturel avec autant de liberté que l'on pourrait imaginer ou souhaiter, notamment en raison d'un espace sous le coup d'une protection du paysage. » L'objectif est ici une cohésion entre nature et économie pour cette région où la population représente à peine 1% de celle du canton, mais qui assure entre 8 et 11 % de ses exportations. La médiation entre architectes et collectivités locales est donc de rigueur pour l'obtention du précieux permis de construire.
Voilà pour le cadre. Mais la tendance est là, qui consacre l'architecture comme véhicule idéal des caractéristiques du luxe. Légitimité, distinction, valeur du signe : bienvenue dans l'ère du branding et de la stratégie de marques, soucieuses de se singulariser par une vision architecturale « maison ». A chacun ensuite d'y repérer codes et symboles pour s'identifier au produit. Conçue dans sa totalité avant d'être réalisée, puis supposée rester la même dans l'avenir, l'architecture n'est pas sans rappeler l'univers de l'horlogerie où à l'identique une procédure technique sépare la conception de la réalisation. Le temps aurait-il une esthétique particulière ? Si la réponse est moins triviale qu'elle n'y parait, force est de louer les efforts architecturaux en la matière.
Pour nombre d'observateurs, c’est Cartier qui initia le mouvement. L'unité de Villeret Saint Imier en 1992 par Jean Nouvel, puis la manufacture de Suzanne Kaussler en 2001 au Crêt du Locle, marquent encore les esprits. Plus de 50 métiers dans un même lieu permettant la réalisation intégrale de ses montres, le tout dans un bâtiment aux larges baies vitrées estampillées Cartier : une véritable révolution. L'horloger veut être vu dans sa manufacture. On raconte même qu'Alain Dominique Perrin, alors en charge de la marque, fut bluffé par le rapport entre technologie et nature, un paysage verdoyant aux fenêtres, des baies spectaculaires dans le paysage nocturne et un impact finalement harmonieux pour ce bâtiment qui eut sans doute comme seul tort d'être le premier à s'installer au Crêt du Locle.
Il est vrai qu'à l'image du rat de La Fontaine, il est une architecture des villes et une des champs : spectaculaire et grandiose à Genève, plus effacée en ruralité où l’on perpétue le patrimoine et favorise l'intégration paysagère. Quand bien même, rappelle Eric Duruz, « l'architecture est ici hors normes et beaucoup de soins sont apportés à réaliser des structures au plus haut niveau d'excellence. » Jaeger-Lecoultre met en avant son enracinement historique dans un environnement naturel exceptionnel, offrant un cadre optimal à ses employés pour justifier ses 9000 mètres carrés supplémentaires livrés en 2010. Toujours dans la Vallée de Joux, Audemars Piguet a inauguré en 2008 sa Manufacture des Forges au Brassus. Premier bâtiment industriel et artisanal labellisé Minergie-ECO, la manufacture cumule les satisfecit : projet à la volumétrie simple en relation avec les gabarits environnants, toitures à pans inclinés faisant référence aux maisons villageoises, plan articulé afin d’éviter les effets de masse et une couleur sombre de façade favorisant l’intégration du projet aux constructions voisines ne sont que la partie visible de ce bijou de technologie.
Autre approche des plus intéressantes, celle de l'architecte Pierre Studer, déjà connu pour la manufacture Piaget de Plan Les Ouates. En une véritable métaphore de la mesure du temps, il a réussi un tour de force en réunissant 250 ans de patrimoine pour la réalisation de la manufacture Greubel Forsey au Crêt du Locle. Une ferme du XVIIe siècle est le point d'attache d'un bâtiment de verre dont l'allure rejoint tant la géologie du Jura que l'inclinaison des fameux tourbillons de la marque. Bâtiment passif à double peau de verre, il est, à proportions égales, 60 % moins énergivore que son tour de force genevois. Une structure si technique qu'une formation du personnel fut nécessaire pour en comprendre l'usage.
La zone industrielle du Crêt du Locle cumule une logique de paysage à celle d'une ville classée pour son patrimoine bâti et horloger, explique Denis Clerc, architecte communal de La Chaux-de-Fonds. « Ici, la commission d'urbanisme qui juge les projets est plus professionnelle que politique. Entrepreneurs, graphistes, architectes, agriculteurs assurent une diversité de points de vue » affirme-t-il. Ouvert à concours urbanistique en 2007, la zone se développe par succession de grappes où la végétation érigée en barrière naturelle demeure une priorité. Principaux motifs de refus : terrain et environnement non respectés, projets prétentieux, proportions sur les rapports de surface et de façade, qualité des aménagements extérieurs... Des motifs qu'Olivier Morand, Chef de service de l'urbanisme à la Commune de Meyrin applique à la mesure de la Zimeysa, la plus grande zone industrielle de Genève avec plus de 1000 entreprises. « Ici, rappelle-t-il, la zone échappe aux règlements normatifs sur le patrimoine et tout est donc possible dans la limite des lois sur la construction. Cependant, nous veillons à ce que les projets ne s'étalent pas en surface et préconisons l'élévation sur plusieurs étages, ce qui est assez nouveau dans le cahier des charges d'unités de production. » Quant aux libertés architecturales de la décennie, elles n’ont pas froissé la population, qui en éprouve parfois même une fierté légitime. « Notre chance, conclut malicieusement Eric Duruz, est que les horlogers font souvent mieux les choses qu'elles ne pourraient être spécifiées ».
L’architecture suit parfois les codes propres d’une manufacture indépendante (Breitling et la pierre dorée de l'architecte Alain Porta) ou propose au contraire, au sein des grands groupes, des « one shot » réussis (Piaget). Elle imagine des édifices qui prônent la rupture (Vacheron Constantin à Plan-les-Ouates par Bernard Tschumi) et d’autres qui jouent l'intégration environnementale (Jaquet Droz au Crêt du Locle).... Mais dans tous les cas, elle révèle ce pour quoi l'industrie horlogère aime à l'étreindre : un surplus de capital culturel qu'elle seule peut lui apporter.
Paroles d'architectes
« Le savoir-faire des manufactures est une source d'inspiration formidable. La proximité entre création et production est gage d'une formidable valeur ajoutée que les architectes suisses cherchent à transcrire dans leurs œuvres. Architectes et horlogers parlent la même langue. On ne crée pas seulement de l'image, on privilégie aussi les qualités de travail des artisans. Regardez Hublot qui investit dans une crèche avant tout autre artifice. »
Patrick Reymond - atelier oï-sa, réalisation de la manufacture Jaquet Droz en 2010.
« Avant de lancer en 1999 le concours d'architecture pour la manufacture Cartier de La Chaux-de-Fonds, le groupe Richemont dans sa volonté d'investir les lieux de production des marques avait fait une étude du marché suisse de la construction. Résultat : de l'apprenti à l'architecte, il apparut que la filière reposait sur l'excellence... à l'image de l'horlogerie. »
Pierre Studer, architecte des manufactures Piaget (Plan Les Ouate) et Greubel Forsey (La Chaux-de-Fonds)
« Ebel en son temps avait bien compris l'intrication avec son célèbre slogan « Les architectes du temps ». Simplement, je pense que les horlogers vivent avec leur temps; horlogerie et architecture sont deux archétypes de l'univers du luxe actuel. Associer l'un à l'autre semble assez évident. »
Boris Evard du cabinet Evard+Fahrny architectes SA en charge de l'extension Breguet en 2012.
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