AUDEMARS PIGUET - De Broadway au Brassus, itinéraire d’un enfant gâté
 
Le 11-02-2013

Membre de la «famille» depuis 1999, François-Henry Bennahmias vient de prendre le poste de CEO d’Audemars Piguet. Rencontre avec un patron qui aime les défis et qui sait où il va.

C’est la première «chose» qu’on voit lorsqu’on entre dans la pièce. Un petit bonhomme vert, à la peau fripée et aux oreilles pointues, couve le visiteur de son oeil bienveillant. «Lui aussi, vous dit bonjour!» s’exclame François-Henry Bennahmias en pointant son pouce vers Yoda, le maître Jedi rendu célèbre par la saga Star Wars. «Il n’est pas beau du tout, il a près de 900 ans, mais c’est le plus intelligent et le plus fort de tous.» Yoda est surtout l’auteur de cette phrase gravée dans le cuivre et collée sur la porte du bureau: «Do or Do Not. There’s No Try». Une devise que le nouveau CEO d’Audemars Piguet met en pratique au quotidien.

«Je n’aime pas les gens qui essaient, mais ceux qui font», plaide-t-il. «Il n’y a pas de honte à dire qu’on a raté quelque chose, je trouve même fondamentalement honnête de l’avouer, mais, pour ça, il faut oser se lancer. J’ai une mentalité anglo-saxonne pour ce genre de choses. J’ai la réputation d’être dur, mais je reste quelqu’un d’humain.» En quelques minutes, François- Henry Bennahmias lève le voile sur son caractère. Sans fausse pudeur. L’homme est cash. Il a confiance en lui. Et dit toujours ce qu’il pense. Il aime surtout relever les défis. Même ceux qui peuvent paraître inaccessibles. Une constante tout au long de son existence. N’est-ce pas ainsi qu’il s’est lancé, le plus simplement du monde, dans une carrière de golfeur professionnel à l’âge de dix-huit ans?

Peu assidu sur les bancs d’école, François-Henry Bennahmias n’était pas séduit plus que ça par les atmosphères feutrées sur les fairways. «Mes parents tapaient la balle régulièrement. Mais, moi, ça m’ennuyait! Tout était lent. Je préférais les sports collectifs, comme le basket, le football ou le rugby.» Un jour, il tombe pourtant sur un reportage TV sur les championnats d’Europe par équipes que la France venait de remporter. «Je me suis alors promis qu’un jour, je battrais tous les membres de cette équipe…» Rien que ça! Le Parisien s’imaginait déjà No 1 mondial. à la place des Ballesteros, Nicklaus et Watson. «Je suis vite retombé sur terre», sourit-il. Son meilleur classement? Il s’est contenté d’une modeste 25e place en France.


«Un maniaque absolu»

Avec les années, François-Henry Bennahmias a trouvé les raisons de son échec: dès qu’il ratait un coup, il se laissait déborder par ses émotions et ne parvenait pas à se concentrer sur le coup suivant. «En business, je n’ai jamais vécu ce genre de situation. Je suis un maniaque absolu, j’aime l’ordre et les choses précises… L’être humain a la capacité incroyable de se projeter. Quand je me fixe un objectif, je ne m’impose aucune contrainte. Sky is the limit. J’évalue les risques et, s’il y a plus à gagner qu’à perdre, je fonce!»

Le Parisien a retenu une autre leçon. Celle que lui a transmise l’un de ses «élèves»: un milliardaire chinois et belge, à qui il donnait des leçons de golf. «C’était un petit monsieur qui avait fait fortune dans les diamants. J’étais impressionné par sa simplicité. Un jour, il m’a conseillé de ne jamais regarder quelqu’un de haut, ni d’en bas, car, disait-il, on meurt tous un jour ou l’autre!» Ce précepte, il aura souvent l’occasion de le suivre au cours d’une carrière professionnelle qui bascule dans le luxe. Un copain, croisé sur les greens de golf, lui permet d’abord de découvrir le milieu de la mode. «Il avait un showroom qui distribuait des marques italiennes comme Giorgio Armani et Gianfranco Ferré. J’ai commencé par remplir des cartons…» Sept ans plus tard, il est directeur commercial.

Ce n’est qu’en 1994 que François-Henry Bennahmias rejoint la famille Audemars Piguet. Une rencontre, pendant ses vacances, le fait entrer dans l’horlogerie. Là encore, il n’y connaît pas grand-chose! à un détail près: à l’époque, il est connu comme «l’un des plus grands collectionneurs de Swatch au monde». «J’avais tout, des origines de la Swatch jusqu’à 1992, je possédais plus de 1000 montres et je connaissais toutes les références par coeur», se souvient-il. «Je recevais des téléphones de partout pour me proposer des pièces rares.» Ce statut lui vaut aussi d’être invité sur le plateau de Jean-Pierre Elkabbach, sur France Télévisions, et d’y rencontrer Nicolas Hayek en personne. «C’est d’ailleurs Swatch qui a racheté ma collection en 1996», précise-t-il. «J’avais quelques modèles qu’ils voulaient absolument récupérer. Mais, dans le deal, j’ai tenu à recevoir les montres des Jeux olympiques d’Atlanta qui me manquaient: l’or, l’argent et la bronze… C’est tout ce qui me reste de cette période!»

Chez Audemars Piguet, François-Henry Bennahmias découvre d’autres règles. D’autres contraintes. Singapour, Australie, Espagne, Malaisie, Brunei… Il passe surtout son temps dans les aéroports. «S’il y a bien un truc que j’aimerais apprendre de Yoda, c’est la télétransportation», lâche-t-il. «Je déteste perdre mon temps dans les transports, j’ai le sentiment d’être dans l’attente.» En 1999, on lui offre pourtant l’opportunité de poser ses valises à New York. En devenant responsable de la marque pour tout le marché nord-américain. Un poste qui ne pouvait trouver de meilleur candidat. N’est-il pas devenu officiellement citoyen des états-Unis?

Flash mob à Broadway

«Gamin, j’ai toujours senti, au plus profond de moi, que ce pays était le mien», confie-t-il. «J’avais des frissons à chaque fois que j’entendais l’hymne national. Cela fait vraiment partie de moi.» Pourtant, son premier voyage outre-Atlantique, en 1991, a failli avoir raison de cet amour inconditionnel. «J’ai été déçu, New York était en pleine crise, il y avait des boutiques fermées partout. Est-ce que c’était ça, le rêve américain? » Lorsqu’il y retourne, huit ans plus tard, dans son costume de directeur général, il redécouvre le pays et sa mentalité si particulière. «Il y a autant de différence entre l’Europe et les Etats-Unis qu’entre l’Europe et l’Asie», analyse-t-il. «Ce n’est pas la même façon de fonctionner. Après le 11 septembre (ndlr. qu’il vit à New York), j’ai admiré la capacité que ces gens ont de penser à demain. Ils ont été touchés dans leur chair, mais leur premier réflexe, c’est de reconstruire! C’est l’image du boxeur qui va trois fois au tapis, se relève et finit par gagner le combat…»

À New York, pendant une dizaine d’années, François-Henry Bennahmias se sent «comme à la maison». D’autant qu’entre Broadway et Hollywood, il baigne dans un véritable bouillon de culture. Ami des stars, amateur de spectacles, curieux de tout, il est dans son élément. «J’aurais très bien pu bosser comme producteur», souligne cet homme aux goûts plutôt éclectiques. Il écoute aussi bien du R’n’B que de l’opéra. Capable de passer d’AC/DC à Supertramp sans sourciller. Le Parisien n’a pas manqué, non plus, de s’offrir une orgie de comédies musicales.

Cependant, il en est une en particulier, «Memphis», qui lui a permis de vivre une expérience unique: recevoir un Tony Award, l’équivalent d’un Oscar au cinéma, pour son implication humanitaire dans la communauté new-yorkaise. En 2011, avec le soutien de l’association Broadway Cares/Equity Fights AIDS, il a en effet convié plus de 1000 enfants à venir – la plupart pour la première fois! – à Manhattan et à assister à une représentation de cette comédie musicale. Mais il ne s’est pas arrêté là: pour corser l’affaire, et sans en avertir la troupe, il a organisé une sorte de flash mob à la fin du spectacle. Au dernier couplet, tous les écoliers ont sauté sur leurs pieds et se sont mis à chanter et à danser face aux interprètes principaux. On imagine l’émotion qui devait régner dans le théâtre…

«Il n’était pas question de vendre plus de montres dans cette opération, on était clairement à un autre niveau!» François-Henry Bennahmias est ainsi fait. Coriace en affaires, mais généreux en amitié. Ambitieux, mais sensible. «Avant, j’étais plus dur», admet-il. «Ma nouvelle épouse (ndlr. Alice) m’a fait comprendre qu’il fallait être plus attentif aux autres.» Il apprécie les relations authentiques. Quincy Jones fait ainsi partie de son cercle d’amis. Et il ne voit pas du tout les ambassadeurs de la marque comme des hommes-sandwichs. «Le soir après sa victoire au Barclays, au lieu d’aller fêter ça avec ses proches, Vijay Singh (ndlr. golfeur fidjien) est venu à la maison pour jouer au poker avec Nick Faldo, Darren Clarke et Lee Westwood», ajoute-t-il.

Aujourd’hui, François-Henry Bennahmias s’est installé dans le fauteuil de CEO d’Audemars Piguet. Il a pris ses quartiers au Brassus, à l’Hôtel des Horlogers, et, depuis sept mois, il passe toutes ses journées à la manufacture. Même le dimanche. L’homme a les idées claires. Il sait où il va. «J’ai vu beaucoup de choses tomber des placards», sourit-il. «On va certainement freiner la machine, ralentir le rythme pour remettre de l’ordre dans tout ça, privilégier le qualitatif au quantitatif…» Le Français se donne deux ans, jusqu’au 1er janvier 2015, pour opérer ces changements. Même si de belles promesses se profilent déjà pour 2013.

Tribune des Arts

Jean-Daniel Sallin

 

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