L’esprit de dynastie reprend confiance et s'affirme dans l'horlogerie
 
Le 02-11-2007

On a longtemps pensé que la concentration de marques dans trois grands groupes horlogers sonnait la fin des indépendants. Erreur. Les capitaux privés affluent et la relève familiale semble bien plus étoffée que dans d’autres secteurs.

Nouveaux entrants, entrepreneurs innovants, familles à succès, fantasmes dynastiques et autres capitaux non cotés. Les investisseurs privés affluent dans l’industrie horlogère suisse. Comme au temps de sa première apogée, avant la Première Guerre mondiale. Il y a peu de temps, après avoir redouté la disparition pure et simple de l’horlogerie suisse, la branche envisageait une domination définitive et sans partage des groupes Swatch, Richemont et LVMH. La voie indépendante passait pour non viable à moyen terme. On assiste pourtant à une renaissance spectaculaire de la confiance dans le potentiel familial.

Dans la ville même où la marque IWC (International Watch & Co à l’origine) a régné en seul maître pendant presque 140 ans, faisant connaître dans le monde entier une bourgade rhénane nommée Schaffhouse, un second nom émerge actuellement: H. Moser & Cie. Soutenu de manière déterminante par Thomas Straumann, issu d’une famille active dans le medtech (implants dentaires notamment), présent dans l’hôtellerie (Dreikönig à Bâle, Bellevue à Gstaad). Les compétences horlogères de Straumann sont reconnues. L’Institut Straumann, à Waldenbourg, près de Bâle, qu’il a repris de son père dans les années 1980, avait posé les fondations techniques du superchamp magnétique de 500 000 A/m d’IWC.

A Lucerne, Jörg Bucherer, propriétaire de l’enseigne horlogère Bucherer (créée en 1888, treize points de vente en Suisse, présence en Allemagne et en Autriche), a réalisé un rêve en 2001: lancer sa propre marque, portant le nom de son grand-père, autonome par rapport aux activités commerciales du groupe.

Configuration idéale pour une marque nouvelle (dont le problème de distribution est réglé à l’avance). Carl F. Bucherer a vendu 15 000 pièces environ l’an dernier.

A Nyon, le très expansif Jean-Claude Biver a donné une envergure nouvelle à la marque Hublot, toujours propriété de son créateur, Carlo Crocco. Il a réalisé l’année dernière un chiffre d’affaires de 96 millions de francs. Cette année, dit-il, les ventes atteindront probablement 150 millions. Quand Biver est entré en fonctions, il y a moins de cinq ans, ce chiffre s’élevait à 26 millions de francs. Aujourd’hui, le budget de publicité atteint à lui seul 30 millions.

Genève, centre névralgique de la montre suisse, enregistre des taux de croissance inégalés absolument record. A peu près toutes les variantes et phases du succès y sont représentées. Symbole planté dans un bâtiment industriel réaffecté au centre-ville, François Paul Journe est né et a grandi à Marseille. Il est arrivé à Genève après être passé par Paris. Il cultive sa propre marque depuis huit ans, soutenu par de mystérieux investisseurs.

Maximilien Büsser et MB&F, pour mentionner un nom au hasard, en sont encore à leurs débuts (le «&F» signifie «and friends»). Comme bien des marques émergentes que les nombreux magazines horlogers adorent chroniquer. En revanche, l’ascension à pas de géant, depuis onze ans, de Roger Dubuis, n’est pas passée inaperçue. Les pertes encourues aussi, d’ailleurs. Au moment où Carlos Diaz, cocréateur et actionnaire majoritaire, contraint et forcé, jetait l’éponge, un autre investisseur privé, Aljord Akram, ancien distributeur de Richemont au Moyen-Orient, était déjà prêt à venir au secours de la marque (aujourd’hui reprise pratiquement par le groupe, tout un symbole).

Deux couples d’origine néerlandaise se distinguent dans l’horlogerie genevoise indépendante. Aletta et Peter Stas ont créé Frédérique Constant en 1988. Ils ont opté pour des prix abordables – en Suisse, le réseau Christ référence la marque – et atteignent, au bout de tout juste vingt ans, un volume remarquable de quelque 50 000 pièces par an produites dans un bâtiment neuf. L’objectif est d’atteindre une croissance annuelle de 15 à 20%. Niveau tout à fait atteignable par les temps qui courent.

Vivier. Jérôme et Viviane Jutheau de Witt ont créé De Witt en 2000. Ils ont recruté au départ dans le vivier des grandes compétences locales et comptent aujourd’hui près de quarante collaborateurs. Dont vingt-deux horlogers. Objectif: vendre quelques milliers de De Witt chaque année.

C’est aussi à Genève, en 2001, que Pascal Raffy a relancé la marque Bovet (un nom bien local). Raffy travaille actuellement à l’enracinement industriel de la marque à Fleurier, dans les Montagnes neuchâteloises. Reprise de SPIR-IT, fabricant de ressorts de rappel, et de STT, producteur de mouvements de l’ancienne Progress-Watch. D’autres acquisitions sont en vue.

Paradoxe. A un autre degré d’ancienneté, Raymond Weil en est déjà à la deuxième génération (la troisième commence à se mettre en place). Cette marque apparaît paradoxalement comme un produit de la crise horlogère. Son créateur avait tout juste 50 ans lorsqu’il a opté pour l’indépendance. C’était en 1975. Il compose sa propre collection et voyage au Moyen-Orient. En 1982, son gendre Olivier Bernheim entre dans l’entreprise pour en prendre la tête en 1996. Depuis l’année dernière, les deux fils d’Olivier Bernheim travaillent dans l’entreprise. Elie (26 ans) est responsable du marketing. Pierre (24 ans) directeur régional des ventes. Avec une production annuelle de 250 000 montres et un chiffre d’affaires de 250 millions de francs, Raymond Weil apporte la preuve que l’on peut aussi s’imposer dans le segment difficile des gammes de prix moyen à élevé.

Plus ancienne encore, la marque traditionnelle Patek-Philippe, véritable emblème genevois. Elle avait trouvé ses sauveurs dans les difficiles années 1930 avec la famille Stern (qui concentrait jusque-là ses efforts sur la fabrication de cadrans). Le président actuel, Philippe Stern (68 ans), représente la deuxième génération. Son fils Thierry y travaille depuis quinze ans. Père et fils ont vécu ensemble une phase d’expansion exemplaire dans la respectable histoire de la maison.

Dans les années 1980, une production de 15 000 montres était considérée comme remarquable. Le volume de production a presque triplé aujourd’hui. Patek a vendu dernièrement 38 000 montres en un an. L’entreprise compte 1000 collaborateurs et son chiffre d’affaires estimé dépasse le demi-milliard de francs.

Autonomie. Autre institution genevoise résolument indépendante: Chopard. Aujourd’hui dirigée par les frère et sœur Karl-Friedrich et Caroline Scheufele, deuxième génération plutôt mondaine des repreneurs allemands, très attachés à la marque. Chopard dispose aujourd’hui, avec plus de 100 points de vente en nom propre, situés dans les meilleurs emplacements du monde, de la plus grande force de vente de détail. Chopard commercialise ainsi 25% de sa production. Ce réseau donne à l’entreprise une autonomie vis-à-vis de la distribution dont d’autres se contentent de rêver. Ou de rattraper lentement.

Chopard a aussi poursuivi une stratégie manufacturière fort convaincante. L’entreprise produit elle-même ses boîtiers, dispose d’une autonomie encourageante dans le domaine des ébauches avec l’agrandissement de l’unité Chopard à Fleurier. Avec 632 collaborateurs à Genève (1600 au total), Chopard produit 750 000 montres par an pour un chiffre d’affaires de 720 millions de francs. Son objectif: atteindre le milliard. L’entreprise fait aujourd’hui partie des valeurs les plus sûres de l’horlogerie suisse indépendante.

Chez Audemars-Piguet, les descendants d’Audemars et de Piguet ne sont plus très actifs dans l’entreprise, mais ils résistent à toute tentative de reprise. Ancienne rédactrice en chef du Journal de Genève, Jasmine Audemars est présidente du conseil. Elle incarne la continuité de la maison fondée en 1882 au Brassus (Jura vaudois). Contrairement aux grands groupes horlogers cotés sur le marché des actions (peu loquaces sur les chiffres par marque), Audemars-Piguet est d’une transparence plutôt exemplaire. L’année dernière, la maison a produit 25 300 montres avec 810 collaborateurs, et enregistré un chiffre d’affaires de plus de 300 millions de francs.

Quand Ernest Schneider, propriétaire du fabricant de montres à quartz Sicura, a repris en 1979 la marque Breitling à Willy Breitling, en plein marasme horloger, il ne savait pas encore l’affaire qu’il venait de réaliser. La page fut en fait vite tournée. La demande en montres plates s’est mise à augmenter (la création la plus plate du groupe précurseur de l’actuel groupe Swatch s’appelle «Delirium»). Les chronographes redevinrent tendance peu de temps après qu’Omega eut abandonné la Speedmaster à deux purs spécialistes du chronographe, Heuer et Willy Breitling.

Ernest Schneider trouva un soutien auprès de véritables passionnés des montres, comme Luigi Macaluso. Cet architecte de formation, actuel actionnaire de Girard-Perregaux, a conçu la première collection de Breitling de l’ère Schneider et en a vendu 40 000 pièces en Italie par l’intermédiaire de sa propre société d’importation Tradema.

Passion. Les débuts modestes d’Ernest Schneider font partie de l’histoire ancienne, tout comme Sicura. Aujourd’hui, Breitling produit au bas mot 160 000 chronographes par an et ses 250 collaborateurs se rapprochent des 400 millions de francs de ventes.

Importateur à l’origine, Luigi Macaluso a acquis Girard-Perregaux en 1992. La plus ancienne marque de montres de La Chaux-de-Fonds et ses 30 collaborateurs vivaient alors pour une large part du marché italien (qui absorbait 80% de la production).

Macaluso a hérité sa passion de l’horlogerie de son père, un officier de la Guardia di Finanza originaire de Palerme qui s’était engagé après la guerre chez De Marchi, l’importateur d’Omega à Turin. C’est aussi dans cette entreprise que Luigi Macaluso a débuté en 1975, après une carrière de pilote automobile. Aujourd’hui, Girard-Perregaux fabrique 17 000 montres par an.

La société a aussi fait preuve d’une force suffisante pour développer la marque sœur Jeanrichard (7000 exemplaires par an). Les deux marques sont unies sous l’enseigne Sowind, une sorte de manufacture intégrée à la famille, qui produit aussi des boîtiers. Les deux fils, Massimo et Stefano, veillent à ce que les identités différentes des deux marques perdurent. Stefano (27 ans), architecte de formation comme son père, est directeur du marketing chez Girard-Perregaux, alors que Massimo (30 ans) dirige Jeanrichard.

Domiciliée elle aussi à La Chaux-de-Fonds, la société Corum, créée en 1955, s’est ménagé une niche grâce à des idées d’horlogerie bien particulières (la Golden Bridge ou l’Admiral’s Cup). Jean-René Bannwart a vendu en l’an 2000 à Severin Wundermann (alors producteur sous licence des montres Gucci). Wundermann a transmis il y a trois ans la direction de l’entreprise à son fils Michael (29 ans). Corum produit 30 000 montres par an avec 80 collaborateurs. Le chiffre d’affaires estimé est de 150 millions de francs. A l’instar de Breitling, Ulysse Nardin doit son renouveau d’après-crise à un homme intrépide, prévoyant et doté d’un grand sens des affaires: Rolf Schnyder (72 ans), né à Zurich, qui a bâti sa fortune sur la production de mouvements en Malaisie. Il a surtout identifié les signes avant-coureurs d’une renaissance de l’horlogerie.

En 1983, il acquiert Ulysse Nardin, au Locle, et développe avec beaucoup de patience, de méticulosité et d’idées le chronomètre marin pour spécialistes. Aujourd’hui, Ulysse Nardin emploie 240 personnes et produit chaque année 18 000 montres de grande valeur. Pour terminer ce tour d’horizon non exhaustif, Michel Parmigiani, 54 ans. Il a progressé de manière encore bien différente. Originaire du canton de Neuchâtel et domicilié à Fleurier, il est horloger de métier, et complètement passionné. Il a d’abord trouvé, petit à petit, en restaurant de vieilles complications et en produisant des labels, le chemin vers sa propre marque. Elle vivra peut-être encore longtemps dans l’indépendance grâce au soutien de la fondation Sandoz.

Anne-Laure Parmigiani, 27 ans, horlogère comme son père, est graveuse de formation et travaille dans la société. Se destine-t-elle déjà à reprendre un jour la direction? Ce n’est pas parce que personne n’en parle que personne n’y pense.

PME Magazine / Ignaz Miller

 

Copyright © 2006 - 2024 SOJH® All Rights Reserved