La guerre de l’huile
 
Le 21-04-2014

L’industrie horlogère suisse se polarise. Restrictions de Swatch Group, boulimie de rachats et renforcement du Swiss Made ont déplacé le champ de bataille concurrentiel des pages de papier glacé aux ateliers huileux, du marketing à la production de composants. Les petits affûtent leurs armes.

L’horlogerie suisse est face à son destin. Moribonde dans les années 1970, miraculée dans les années 1990, excessive dans les années 2000, elle est aujourd’hui contrainte à une réorganisation complète. Esclave de son succès selon les uns, victime de son manque de vision à long terme pour les autres, elle compose depuis quelques mois avec des changements de fond : l’autorisation reçue par Swatch Group de diminuer progressivement ses livraisons de mouvements mécaniques ; la boulimie de rachats de sous-traitants horlogers qui en découle ; et enfin le renforcement du label Swiss Made accepté par les Chambres en juin dernier. Conséquence : l’industrie horlogère suisse se polarise, repoussant en périphérie les petites marques qui ont de plus en plus de peine, ne serait-ce qu’à trouver des fournisseurs. Entre resserrer les liens d’amitié, acquérir des machines ou carrément se lancer dans la course aux rachats, les stratégies sont aussi diverses que les marques imaginatives.

Changement de paradigme
Il y a 10 ans encore, la stratégie d’une marque horlogère tournait autour d’une préoccupation principale : sa légitimité. Les maisons historiques déployaient fièrement leur Grande Histoire tandis que les nouvelles venues faisaient valoir leur dynamisme, leur modernisme, voire leurs innovations. L’heure était à l’abondance, tant au niveau de l’approvisionnement que des débouchés.

Cette époque est bien révolue. L’on assiste aujourd’hui à un changement complet de paradigme, dans lequel la survie d’une marque ne se joue plus sur le rêve qu’elle parvient à véhiculer, mais plus prosaïquement sur le niveau de développement de son outil industriel et de son réseau de vente. Le champ de bataille a donc quitté les pages glacés des magazines pour s’installer sur des terrains bien moins glamour : les ateliers huileux et les vitrines âprement convoitées. C’est là, à l’avenir, que se jouera la survie des marques horlogères, dans les domaines de l’approvisionnement en composants et de la distribution.

« C’est une suite de causes à effets, explique Guillaume Tetu, CEO d’Hautlence : comme petite marque, il est très difficile de se faire une place dans les points de vente ; par conséquent, il est également difficile de faire une planification sérieuse en ce qui concerne la production de composants. Les sous-traitants ont donc tendance à mettre notre commande sous la pile. » Une situation que connait également Eric Coudray, directeur technique chez Cabestan, qui réalise entre 30 et 50 pièces par an : « Nous prenons des précautions avec nos fournisseurs, nous travaillons beaucoup le relationnel. Mais nous avons comme politique de ne pas être dépendants de Swatch Group, à quelque niveau que ce soit. Si l’un de nos sous-traitants devait se faire racheter, nous changerions. »

Limiter la croissance
La vague de rachats, MB&F en a été directement victime. « Dix de nos Friends ont été rachetés ces derniers mois, raconte Charris Yadigaroglou, responsable de la communication. Nous avons donc décidé d’acquérir quelques machines pour les installer directement dans notre atelier : une CNC, un tour, … Nous avons également engagé quelques personnes supplémentaires, portant notre effectif à 20-21 aujourd’hui. Mais en aucun cas nous voulons devenir une manufacture, c’est contraire à notre concept ! »

Une manufacture, c’est au contraire le rêve de François Candolfi, CEO de MCT, qui prévoit 100 pièces en 2014 : « Notre nouvel actionnaire, la société de participations Cage Holding à Genève, a une vision à long terme pour la marque. Nous avons une stratégie de verticalisation, de manière à maitriser la production. Dans une logique de groupe, nous avons déjà acquis une société de développement de mouvements, et nous sommes en discussions pour le rachat d’une structure de fabrication de composants. » Une politique qui permet à MCT de présenter à Baselworld un mouvement in-house pour son nouveau modèle Sequential Two.

Depuis douze mois, le marchepied d’accès à l’industrie horlogère suisse s’est considérablement élevé, réduisant le nombre de nouveaux arrivants. Un resserrement salué par la plupart, à condition qu’il n’entraîne pas la perte des acteurs déjà présents. Malheureusement, tous n’y survivront pas.

Par Fabrice Eschmann
horlogerie-suisse.com

 

Copyright © 2006 - 2024 SOJH® All Rights Reserved