Le déclin de l’horlogerie japonaise
 
Le 25-04-2014

L’historien Pierre-Yves Donzé* analyse dans son dernier ouvrage1 l’évolution de l’industrie horlogère japonaise. La dernière partie de ce travail, consacrée aux années 1990 et 2000, offre un regard nouveau sur les raisons du déclin des fabricants japonais de montres. Extraits

A la fin des années 1980, le modèle qui était depuis l’entre-deux-guerres à la base de la compétitivité des entreprises horlogères japonaises, à savoir la production en masse de montres de haute qualité, ne leur permet plus de conserver leur avantage comparatif sur le marché mondial. Les exportations horlogères nippones passent de 2,2 milliards dollars en 1990 à moitié moins en 2010. Cette perte de compétitivité s’explique largement par les stratégies adoptées par les entreprises horlogères japonaises. Elles n’ont suivi ni la voie helvétique du repositionnement vers le luxe, ni celle de Hongkong vers les réseaux globaux de production.

Les entreprises horlogères japonaises restent dominées par un véritable paradigme technologique qui n’a pas changé depuis les années 1950, à savoir que la compétitivité d’une firme dépend de la qualité de ses produits et de leur coût de fabrication.

La composition des conseils d’administration des principaux groupes horlogers japonais reflète parfaitement cette obsession technologique et cette incapacité à s’adapter à un nouvel environnement. Ils comprennent une forte présence d’ingénieurs (7 sur 13 chez Citizen en 2012), aucune femme et aucun étranger. Cette extrême homogénéité a pour corollaire la grande difficulté d’adaptation de ces firmes et leur incapacité à communiquer sur un marché globalisé.

En conséquence, les horlogers japonais poursuivent au cours des années 1990 et 2000 une stratégie très développée d’innovation au niveau des produits, avec le lancement de plusieurs types nouveaux de montres: les montres solaires de Citizen (1995), les montres contrôlées par radio (2005) puis par GPS (2011), ou les mouvements hybrides quartz-mécanique Kinetic (1988) et Spring Drive (1999) de Seiko.

Au-delà de cette quête obsessionnelle de nouveaux produits, il faut souligner le retour en force de Seiko sur le segment des montres mécaniques. Une stratégie dont l’objectif est la montée en gamme et la reprise de la concurrence contre les horlogers suisses. Mesurée en termes de ventes globales (au Japon et à l’étranger), la part des montres mécaniques est certes en baisse au cours des années 1990: elle a chuté de 10,9% du volume en 1992 à 4,5% en 2000. Toutefois, on assiste à un véritable retour de l’horlogerie mécanique sur le marché japonais depuis 2000. La part des montres mécaniques vendues au Japon par les entreprises horlogères nippones passe en effet de 1,7% du total en 1992 à 31,4% en 2010.

Cette volonté de Seiko de concurrencer les horlogers suisses dans le domaine du haut de gamme n’est pas nouvelle. Elle avait en effet lancé sur le marché domestique ses propres montres-joaillerie Credor (1982), ainsi que des montres pour dames de marque Jean Lassalle (1985), du nom d’une société genevoise rachetée quelques années auparavant. Cependant, la principale faiblesse de cette stratégie de diversification vers le luxe est son orientation quasi exclusive vers le marché intérieur. L’enjeu, pour Seiko, est certes d’attaquer les horlogers suisses, mais uniquement au Japon. Après 2000, le lancement de montres mécaniques haut de gamme par Seiko présente les mêmes caractéristiques. Ces produits ne s’inscrivent en aucune manière au sein d’une stratégie de construction de marques globalisées.

L’incapacité à rester compétitif dans le domaine des montres terminées va mener les entreprises horlogères japonaises à se spécialiser dans la production de mouvements au cours des années 1990. Leur part au sein du volume de leurs ventes passe en effet de 67,2% en 1992 à 85,6% en 2000. Ainsi, face aux difficultés à rester concurrentielles avec la vente de produits terminés, les entreprises japonaises se sont spécialisées depuis une vingtaine d’années dans la conception et la production de mouvements, qui sont ensuite exportés en Chine et ailleurs en Asie, pour y être assemblés en produits finis.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la fondation par Seiko, en 1987, d’une filiale spécialisée dans la vente de mouvements à l’extérieur du groupe. Bien qu’elle réalise aussi des activités de production de montres sous licence pour des clients non horlogers, la société Time Module Ltd. est surtout un sous-traitant des assembleurs de Hongkong, à qui elle fournit des mouvements Seiko.

Cependant, en se concentrant sur la production de mouvements, les fabricants d’horlogerie japonais ont largement abandonné l’assemblage et la distribution à des sociétés concurrentes, notamment basées à Hongkong, bien que les marges bénéficiaires proviennent essentiellement de la vente des produits terminés.

La poursuite du modèle de gestion reposant sur l’offre de produits bon marché et de haute qualité a amené les horlogers japonais à délocaliser massivement, au cours des années 1990, les activités d’assemblage et d’emboîtage. Les montres Seiko, Citizen et Casio sont pour la plupart terminées en Chine, et équipées de pièces d’habillage fabriquées dans ce pays. La production des mouvements continue toutefois à se faire au Japon, de manière automatisée au sein d’usines high-tech. Cette complémentarité du système de production est illustrée par la mention «Mouvement japonais emboîté en Chine» (Japan Movt Cased in China), présente sur le fond des boîtes.

Seiko est emblématique de cette réorganisation. Ce groupe, qui commence à faire face à d’importantes difficultés gestionnaires au milieu des années 1980, adopte une stratégie de réimplantation de ses activités de fabrication de montres en Asie, principalement en Chine. D’une part, la filiale de Seiko Instruments Inc. (SII) à Hong­kong sous-traite depuis 1988 l’assemblage de montres électroniques à une nouvelle société fondée à Guangzhou. Une seconde société est, par ailleurs, ouverte en 1996 à Shenzhen, avant que l’ensemble de la production de SII sur territoire chinois ne soit réorganisé à la fin des années 2000 et centralisé au sein d’une nouvelle usine à Guangzhou (2012). D’autre part, le siège japonais de SII ouvre diverses filiales de production, en Thaïlande (1988), en Chine (1989) et en Malaisie (1990). Une tendance similaire s’observe chez Citizen et Casio.

En conséquence, la part de la production de montres et de mouvements réalisée dans des usines étrangères par les horlogers japonais est passée graduellement de 17,8% en 1995 à 45,8% en 2010.

Les difficultés des groupes horlogers nippons ont encouragé leur diversification en dehors de l’horlogerie, principalement vers les technologies de l’électronique et les machines-outils, si bien que la production de montres est devenue, au cours des années 1990, une activité de plus en plus accessoire. A titre d’exemple, la part de l’horlogerie dans le chiffre d’affaires de Seiko est passée de 90% en 1980 à 60% en 1990 et à 33% en 2010.

La primauté accordée à l’innovation technologique débouche ainsi sur un désir de bénéficier des nouveaux savoir-faire internalisés par ces firmes grâce au développement de produits à technologie proche. Chez Seiko, cela a, par exemple, permis à la filiale Epson de devenir un acteur majeur dans le secteur du matériel informatique, notamment dans le domaine des imprimantes.

Ainsi, l’inexorable déclin des entreprises horlogères japonaises depuis la fin des années 1980 résulte de leur incapacité à s’adapter à un marché mondial qui a connu de formidables bouleversements depuis deux décennies. Aussi longtemps que les horlogers nippons offrent de nouvelles technologies à des consommateurs recherchant des produits de mode et de distinction sociale, le Japon a peu de chance de redevenir la première nation horlogère du monde.

* Professeur associé, Université
de Kyoto

1. Rattraper et dépasser la Suisse. Histoire de l’industrie horlogère japonaise de 1850 à nos jours. 506 pages, 2014, Editions Alphil.

Pierre-Yves Donzé*
LE TEMPS

 

Copyright © 2006 - 2024 SOJH® All Rights Reserved