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Le 1er juillet, le plus grand marché du monde ouvre ses portes à la Suisse et à ses exportateurs, petits et grands, initiés ou non. Certains obstacles, linguistiques et surtout culturels, vont perdurer. Et ne sont pas forcément plus simples à appréhender que les écueils juridiques et financiers que l’accord de libre-échange doit abolir
Les portes ouvertes débutent le 1er juillet. Ce jour-là entre en vigueur l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine. Conclu en été 2013 après six ans de négociations, il facilite l’accès au plus grand marché du monde pour les exportateurs helvétiques. Petits et grands, initiés ou non. A quelques exceptions près, ils vont bénéficier d’une baisse progressive des taxes douanières à l’entrée en Chine. Tous profiteront aussi d’un cadre juridique plus clair et qui assure, entre autres, une protection accrue de la propriété intellectuelle et des investissements.
Moins tangibles que les économies réalisées aux douanes, ces derniers points revêtent une grande importance, selon Sylvain Jaccard, de Switzerland Global Enterprise (ex-OSEC), l’office chargé d’accompagner les entreprises en quête de nouveaux marchés. «Cet accord-cadre permet de s’appuyer sur une législation fiable, se félicite-t-il. L’insécurité du droit fait partie des grandes craintes de ceux qui veulent faire des affaires en Chine.»
C’est vrai, confirme l’avocat Jean-Christophe Liebeskind, qui, à Lausanne, est associé dans l’étude Meyerlustenberger Lachenal, et à Pékin, travaille pour Global Law Office. «La jurisprudence chinoise est plus difficile à lire qu’en Suisse. Mais c’est surtout lié à l’étendue du pays.» Juridiquement parlant, le choc culturel est souvent exagéré, tient-il à rassurer. «Il y a certes encore des lacunes. L’établissement d’actes notariés reste par exemple très difficile. Mais le droit chinois a repris les standards internationaux et est devenu sophistiqué.» En toile de fond demeure Confucius, prévient-il encore. La législation préfère l’harmonie sociale et l’autodiscipline aux intérêts privés.
Les success stories sont légion en Chine. Il est par contre plus difficile de trouver une PME qui y a échoué et qui veut bien en parler ouvertement. A condition de rester anonyme, un patron jurassien, sous-traitant de l’horlogerie, a bien voulu se confier: «Ce marché nous faisait très envie, mais la concurrence nous a semblé si énorme que nous avons hésité, avant de renoncer. Si c’est pour se faire copier après quelques mois, non merci.» Sylvain Jaccard confirme: la protection de la propriété intellectuelle est centrale. Le non-respect des marques et des technologies fait «très peur». «C’est un frein énorme», assure-t-il.
Sylvain Jaccard a souvent rencontré des patrons qui «rêvent» de vendre en Chine mais qui ne parviennent pas à tomber d’accord sur les règles commerciales et financières à appliquer. «Ils veulent travailler comme avec les Européens ou les Américains. Mais en Chine, tout est différent.»
Les différences. Ce sont elles qui sont le plus difficiles à appréhender. «Les méthodes qui fonctionnent ailleurs ne sont pas reproductibles ici», prévient depuis Shanghai Nicolas Musy. Vice-président de la Chambre de commerce Suisse-Chine et fondateur de China Integrated, une société spécialisée dans la gestion de projets, il recommande une évaluation en profondeur avant de se lancer. «C’est valable pour les grandes comme pour les petites entreprises. Mais ces dernières n’ont souvent pas le réflexe de se donner les moyens d’accéder à toutes les informations.» Pour réussir en Chine, «il n’existe pas de voie royale, martèle Gérald Béroud, le fondateur de l’observatoire sino-suisse Sinoptic. On ne peut pas gérer à distance, un engagement personnel est indispensable. Avant toute chose, il faut mettre les pieds dans ce pays et le découvrir.»
Découvrir son climat, son trafic, sa pollution, son immensité, sa ferveur économique. Et sa langue, aussi. Si, à Shanghai, il devient courant de trouver un interlocuteur pratiquant un bon anglais, l’exercice se complique ailleurs. «Non seulement il faut trouver un traducteur compétent, mais aussi quelqu’un dont on est sûr qu’il défendra nos intérêts et ne traduira pas en fonction des siens», expose Sylvain Jaccard. L’obstacle linguistique est assez souvent présent pour que l’office de promotion ait constitué un réseau de traducteurs.
Mais il ne suffit pas de pouvoir discuter. Il faut aussi s’entendre. «Il y a forcément un délai d’adaptation réciproque, reprend Gérald Béroud. Etre bien reçu la première fois ne suffit pas, poursuit le spécialiste. Il faut voir quel accueil l’on nous réserve la 3e, la 5e puis la 10e fois.» Lorsque la confiance s’est installée, il reste à définir la nature de l’alliance. Fondateur de Shankai Sports, à Pékin, Olivier Glauser ne conseille par exemple pas les joint-ventures, des structures qui ont longtemps été obligatoires et dont les étrangers et les Chinois détiennent chacun 50% des parts. «Les agendas des Chinois, qui peuvent être des entreprises étatiques, diffèrent, cela peut créer de réelles tensions», raconte l’entrepreneur vaudois. Lui conseille plutôt d’être majoritaire, voire propriétaire exclusif – une voie aujourd’hui largement répandue. Quitte à trouver un partenaire local pour la distribution.
Si cela se justifie vraiment, Nicolas Musy n’écarte pas systématiquement le partenariat à parts égales. «Parce que l’accès au marché est difficile, ou alors parce qu’une société chinoise d’une certaine taille pourra plus facilement amener du financement qu’une PME étrangère.» L’autre alternative, plus directe, est le rachat d’une entité locale. «Il n’y a pas de règle absolue», conclut-il.
Il y a par contre un équilibre à trouver entre méfiance excessive et confiance aveugle. «Il faut engager des équipes et des cadres locaux», assène Olivier Glauser. Par contre, les Chinois sont habitués à une gestion du personnel «très directive, voire patriarcale», ajoute Gérald Béroud. Une démarche participative est vouée à l’échec, selon lui.
Décider de la dose d’helvétisme à injecter n’est donc pas aisé. Et cela ne semble pas être seulement valable pour la gestion interne. Vis-à-vis des clients aussi, il faut savoir adapter son offre. La question du prix est encore plus importante qu’ailleurs. Les notions de durée de vie, de qualité de service ou de formation des techniciens sont encore marginales. «Les Chinois réalisent peu à peu que le coût total est plus important que le seul coût d’acquisition, indique Olivier Glauser. Mais il leur faudra encore du temps.»
«Pour l’heure, nombre de clients nous disent qu’ils n’ont pas les moyens de payer pour des fonctionnalités ou des services qui ne sont pas nécessaires à l’utilisation de base de l’outil, c’est-à-dire à la coupe», témoigne Christophe Nicolet, le directeur général de Felco, le fabricant de sécateurs. La PME des Geneveys-sur-Coffrane (NE) réfléchit donc à développer un sécateur adapté aux besoins (et à la morphologie) des Chinois. Le modèle sera plus simple, sans perdre en qualité, mais avec un nombre de composants interchangeables fortement réduit. Des prototypes sont d’ailleurs en phase de test dans les régions viticoles du Xinjiang et du Shandong. Cet effort d’adaptation est inédit dans l’histoire de l’entreprise. «Un changement de paradigme» que le patron a bien voulu consentir pour réussir sur le marché chinois.
«Les Chinois apprécient certes le Swiss made mais ce n’est pas une garantie absolue, confirme Nicolas Musy. Ils s’interrogent quand même sur la pertinence de payer plus cher pour disposer d’autant de fonctionnalités.» Ce n’est pas pour rien si, à l’image de Felco, Bobst ou Tornos, les industriels sont de plus en plus nombreux à imaginer des offres plus simples et plus «compétitives» – moins chères – pour les pays émergents.
Basé à Shanghai, l’importateur de Felco depuis dix ans écoulera ces sécateurs spéciaux. Mais simultanément, la PME vendra aussi ses outils dans les points de vente de son tout nouveau partenaire, le géant de la tronçonneuse Stihl, déjà très présent en Chine. «Nous ferons le point dans deux ans», estime Christophe Nicolet, qui, pour réussir à s’imposer, compte plus sur une hausse de la renommée de la marque que sur la baisse des taxes douanières.
Car les Suisses disposent d’une carte unique dans leur jeu. Le refrain est repris par tous ceux qui en ont fait l’expérience: le pays bénéficie d’une image remarquable en Chine. Elle est encore renforcée par la signature de l’accord, où la symbolique est aussi importante que le contenu, selon Nicolas Musy. «Nous constatons une forte recrudescence de demandes d’entreprises suisses. Alors que l’accord n’est pas encore entré en vigueur!»
En Chine aussi, le fait que Pékin se lie avec la Suisse incite à faire affaire avec les Helvètes. Gérald Béroud insiste: «Partout et dans tous les domaines d’activités, pas seulement industriels, les Suisses sont toujours très attendus. Lorsque l’on envisage d’entrer dans un nouveau marché, ce sont des conditions de départ idéales.»
Servan Peca
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