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Le Swissness boosté par le chocolat ou la dentelle de Saint-Gall, tout le monde connaît. Comme le rappelle Xavier Casile, publicitaire franco-suisse auteur du livre « So Sweet Zerland » qui fait l’éloge de toutes ces pépites made in Switzerland, la Suisse est un pays qui a de « good Heidi ». Mais une fois le cliché épuisé, que reste-t-il du savoir-faire suisse aujourd’hui et se contente-t-il de rester dans son pré carré bien vert?
L’esprit d’innovation que l’on retrouve aux quatre coins de la Suisse s’exporte bien, aidé par le Switzerland Global Enterprise (S-GE), anciennement l’OSEC, et relayé par les Swiss Business Hubs à l’étranger, qui depuis ont redoublé d’efforts pour vendre de manière plus intense encore les atouts de la Suisse, malgré le vote du 9 février. Et ça marche. De grands noms viennent même en pèlerinage en Suisse mieux comprendre cette particularité helvétique.
Mark Schumacher, responsable du master en management du luxe à la HES-HEG de Genève : « La spécificité suisse me paraît être la capacité d’une marque à ne pas uniquement proposer un produit, mais de réussir à aller au-delà pour offrir une émotion, un univers. Les bonbons Ricola en sont un bon exemple. Somme toute, ce sont des bonbons, mais l’image est bien plus riche que cela, transmet des valeurs, provoque un attachement, induit une qualité. C’est ce que recherchent les grandes marques. A ce propos, je me rappelle avoir été appelé à conseiller la marque de téléphonie Samsung il y a quelque temps. Elle cherchait à bâtir un univers à l’instar de ce qu’Apple avait réussi à faire et à mieux comprendre pourquoi en Suisse nous avions cette capacité. Nous avons donc fait un tour de Suisse des différentes petites et moyennes entreprises très performantes dans le milieu premium et haut de gamme et fortement implantées à l’étranger. Ce fut très instructif à leurs yeux. »
Les points forts de la Suisse, la formation, l’innovation et la main-d’œuvre hautement qualifiée qui ont forgé l’histoire de l’industrie suisse ont toujours été conditionnés par la position et les spécificités géographiques du pays. Il en va de la rubanerie au XVIIIe siècle, du textile, de la chimie, de la pharmaceutique, de l’horlogerie-paysannerie, puis aujourd’hui des sciences du vivant ou des cleantechs. Mais qu’en est-il des secteurs de l’industrie du luxe ?
La Suisse a-t-elle un rôle grandissant à jouer face à ses voisins européens historiquement précurseurs ? Franck Belaich, directeur du master en marketing du luxe pour CREA et SAWI : « Ce que je remarque aujourd’hui en Suisse, c’est que sa spécificité, son savoir-faire restent très liés à une culture, non choisie, mais contrainte par sa géographie. Cela donne un caractère que l’on pourrait qualifier de rigoureux, persévérant, besogneux, des atouts dans l’univers de la haute horlogerie, mais qui deviennent des défauts lorsque l’on se situe dans d’autres secteurs, comme la parfumerie, la mode. Le savoir-faire suisse est essentiellement dans l’extrême maîtrise technique et dans l’éthique de la fonctionnalité. Il n’y a pas, à mon sens, de mise en avant de la personnalité. Alors que le luxe doit être dans le dialogue, dans l’aspérité, la folie, ou tout au moins dans l’audace. Le luxe suisse pourrait se résumer à ce que les Américains appellent le « spectaculary unspectacular ».
Mais dans la tendance actuelle du luxe de lutter contre l’obsolescence, le savoir-faire suisse a, dans ce sens, une véritable carte à jouer. » Il est même une marque de longévité, pour Nicolas Le Moigne, responsable du master luxe à l’ECAL. « Penser au luxe en Suisse c’est penser pour moi à des marques comme Vitra et USM, par exemple. Qui sont toutes deux des marques qui existent depuis longtemps et dont le design est resté inchangé. Ce sont des objets iconiques qui perdurent dans le temps, pour moi la première valeur du luxe. Citer une marque comme USM dans l’univers du luxe peut sembler contradictoire a priori. Ce n’est pas la matière qui fait le luxe, mais comment l’artisan la travaille. Le degré de finition, l’attention au détail sont des composantes du luxe. Le savoir-faire suisse, le design suisse se caractérisent par de l’ultrafonctionnalité. Un design qui ne lâche pas, comme le couteau suisse. La qualité d’exécution, le degré d’exigence et de perfection sont les valeurs fondamentales qui valorisent le savoir-faire suisse. Et dans le luxe a fortiori. Ce que nous essayons de partager avec les élèves de l’ECAL c’est cette idée de design qui perdure dans le temps, minimaliste et très précis. Ces spécificités, très suisses, sont une carte à jouer pour le pays au sein de l’univers du luxe mondial. Que je compléterais par sa très forte capacité à innover et à utiliser les technologies les plus avancées, grâce à l’EPFL entre autres. L’ECAL s’emploie d’ailleurs depuis longtemps à construire ce pont entre technologie et application au travers de l’ECAL LAB. »
Savoir allier technologies innovantes et procédés artisanaux ou industriels traditionnels, c’est certainement l’une des clés de l’exception helvétique. Des savoir-faire suisses naissent là où on ne les attend pas. Et parviennent même à supplanter ou à conseiller de glorieuses maisons historiques à l’étranger. Trois exemples d’artisanat de luxe qui ne sont ni des montres ni du chocolat.
Matteo Gonet
Glassworks le roi lumière
Artiste et maître verrier, Matteo Gonet et les 14 artisans qui composent aujourd’hui son atelier de Münchenstein à Bâle travaillent depuis quelques mois sans relâche dans la plus grande effervescence. Ils ont réussi le pari un peu fou de souffler à la barbe des artistes vénitiens de Murano l’une des plus prestigieuses réalisations européennes en verrerie d’art de ces dernières décennies.
Le jeune souffleur de verre, Tessinois d’origine, vient de remporter l’un des plus gros contrats de son histoire: la réalisation d’une série de fontaines de verre pour le bosquet du Théâtre d’Eau à Versailles. Détruit après le passage de la tempête Lothar, le site rénové se veut un hommage contemporain à Le Nôtre.
Le projet, emmené par le célèbre artiste sculpteur Jean-Michel Othoniel et le paysagiste Louis Benech, propose en point d’orgue la réalisation de sculptures-fontaines, sortes d’entrelacs inversés de boules-miroirs dorées à la feuille d’or posée à fleur d’eau le long d’un bassin de plus de 100 mètres. Le projet sera présenté pour la première fois à la presse à l’automne, puis inauguré officiellement au printemps 2015.
Prestigieuse reconnaissance de son savoir-faire, mais aussi de sa capacité logistique à produire de manière organisée et parfaitement maîtrisée, elle prouve que le talent et le prestige seuls ne suffisent pas. Les capacités à innover, anticiper et orchestrer une production artistique sont autant d’arguments décisifs qui ont décidé Jean-Michel Othoniel à choisir le savoir-faire suisse face aux célèbres artisans de Murano.
Insuffler son art bien au-delà des frontières helvétiques, Matteo Gonet y travaille depuis bientôt vingt ans. Très peu de clients finaux forment son public. C’est auprès des designers, architectes et artistes que sa notoriété s’impose. Beaucoup admirent sa capacité à transcender l’œuvre commandée pour en restituer une compréhension sensible et intelligente. Une collaboration plus qu’une exécution. Sa recherche constante, dès ses débuts, sur de nouvelles façons d’aborder le métier de verrier lui ouvre des portes que les autres ne poussent pas. Les commandes pleuvent.
Son chiffre d’affaires double chaque année. Des marques aussi prestigieuses que Nestlé, Swatch, Credit Suisse, Chanel lui font confiance. Mais Matteo Gonet ne fait aucun business plan. Pour lui, « ce sont d’heureux concours de circonstances ». Son ambition ? « Produire 100% suisse, car c’est un réel argument, mais aussi créer un label maison, même si le temps manque. »
JMC Lutherie
Le son de vie
Meilleur que les luthiers italiens de Crémone ou de Mirecourt en France ? Un son plus ample que les high-tech audios japonais ou français ? Le Brassus et sa forêt du Risoux abritent depuis trente ans le maître luthier-guitarier Jeanmichel Capt, que beaucoup considèrent comme l’un des meilleurs experts du monde dans le domaine. Depuis trente ans, ce virtuose du son a réussi à se faire un nom au pays des montres. Grâce à ses guitares (pas loin de 200 instruments), puis par la réalisation de supports de résonance pour garde-temps à sonnerie.
Céline Renaud, directrice et cofondatrice de la société JMC Lutherie créée en 2005, a su reconnaître et amplifier son talent au-delà des montagnes, elle qui a longtemps aiguisé son regard d’experte en marketing horloger. Mais comment un luthier-guitarier devient-il l’expert incontesté du son? Et pourquoi Le Brassus ? C’est tout le talent et le trait de génie de Jeanmichel Capt d’avoir réuni deux techniques a priori peu compatibles : la vibration du bois d’harmonie couplée à la technologie audio du XXIe siècle.
C’est l’invention de sa « sculpture sonore », le Soundboard, qui va incarner le mieux ce concept révolutionnaire et lui donner l’écho nécessaire au cœur d’un univers peu perméable, celui du luxe. Cette membrane carrée et légèrement galbée en épicéa de résonance équipée d’amplificateurs à l’arrière étonne par sa sobriété. Ici, le couple de haut-parleurs traditionnels, très rarement esthétique, est troqué par un simplissime tableau de bois rare que l’on accroche au mur, comme une pièce d’art. L’idée de Jeanmichel Capt : remplacer la membrane traditionnelle d’un appareil audio par de l’épicéa de résonance, qui fait depuis toujours vibrer le son des stradivarius.
D’ailleurs, selon les rapports de plusieurs laboratoires d’acoustiques, dont l’EPFL et la HEIG-VD entre autres, le Soundboard offre un taux de distorsion harmonique très bas, se situant à des valeurs 5 à 10 fois plus faibles qu’un haut-parleur de bonne qualité, et un rendu de stéréophonie très naturel. Le secret : l’épicéa de résonance du Brassus. Car c’est sur le versant suisse de la forêt du Risoux, dans la vallée de Joux, que se cachent les plus beaux spécimens au monde, mis à part ceux des forêts du val di Fiemme dans les Dolomites, d’où venaient les stradivarius.
Cette singularité a porté Jeanmichel Capt à en valoriser les trésors. Mais parmi ces joyaux seul un épicéa de résonance sur 10 000 en possède tous les critères. Pour le reconnaître, des « cueilleurs » d’arbres, formés pour en déceler les qualités: un épicéa vieux de 300 ans au moins, dont la rectitude et l’écorce doivent être parfaites, sans nœuds ni poche de résine. Le tout cueilli à l’automne, à la lune descendante. Mais c’est à l’écoute que le réveil des sens provoqué par le Soundboard s’active.
Le son emplit la pièce de manière complète. Instruments et voix semblent s’incarner, comme en plein concert. Un brevet déposé en 2007 en protège les secrets. Les plus grands spécialistes de l’électronique ont déjà signé des partenariats avec JMC Lutherie et une trentaine de pays distribuent déjà le Soundboard. Le développement ne fait que commencer. Le goût de l’innovation est là. D’ailleurs, d’autres techniques et matériaux, dont le composite, intéressent Jeanmichel Capt et Céline Renaud. « Nous sommes un peu les Bertrand Cardis de la lutherie ! », conclura la cofondatrice.
Mover
Une histoire de fibre
Entrepreneuriale, artistique ou purement attachée à l’innovation textile, la fibre qui pousse Nicolas Rochat à investir temps et moyens dans sa marque Mover semble infrangible. La marque, d’abord suédoise, avait connu un succès d’estime en Europe dans le milieu pointu de l’habillement de sport technique avant de perdre son identité dans le piège de la diversification à tous crins et la perte du contrôle de l’approvisionnement dans une délocalisation asiatique.
Rachetée par Nicolas Rochat en 2005, Mover est aujourd’hui entièrement suisse, sa production rapatriée en Europe et le siège de la société déménagé de Stockholm à Lausanne. Dans son atelier-loft de l’Ouest lausannois, Nicolas Rochat vient de recevoir les premiers échantillons des collections hiver 2015 « dress to ski » et pour la première fois sa nouvelle collection outdoor « dress to move ». Les coupes sont classiques, les coloris plus sobres que les « color blocks » des années précédentes.
Mais la plus-value des vêtements techniques ultraluxe Mover se situe toujours dans le matériau utilisé, la laine 100% suisse couplée au Gore-Tex. Cette idée est née d’un constat simple de Nicolas Rochat, passionné de haute montagne: depuis les débuts de l’alpinisme, aucune autre matière que la laine ne permet au sportif de gravir les sommets au sec et au chaud. Nylon et autre polyester n’arrivant pas à la cheville de l’athlète en sueur. Nicolas Rochat : « Cela faisait des années que je voulais imaginer un vêtement performant en respirabilité. Le Gore-Tex offre des membranes respirantes, mais les vêtements disponibles sur le marché le couplaient avec un isolant en polyester, qui ne laisse pas passer l’air et l’humidité. La seule matière à mes yeux qui permet de contrer ce problème, c’est la laine, car elle possède les trois qualités idéales pour un vêtement technique : la respirabilité, la thermorégulation et la légèreté (14 microns). »
Dès lors, tous les vêtements Mover se déclinent sur ce même principe: laine 100% suisse près du corps pour les sous-vêtements ou intégrée en ouatine isolante à la place du synthétique pour les pantalons et les vestes. Nicolas Rochat a d’ailleurs poussé la qualité à son comble en choisissant de s’approvisionner en laine d’alpaca des montagnes suisses. Un luxe ultrapointu dont seule la marque Mover a accès.
Les recherches de Mover ont ensuite porté sur la manière de fixer la fibre de laine sans la tisser pour laisser un maximum d’air se placer entre les fibres. Une avancée qui, entre autres, a conduit Mover à recevoir le prix ISPO Award 2014, qui récompense la meilleure veste de ski de l’année, pour son innovation, son design et sa fonctionnalité. Cette expertise de premier ordre a depuis retenti bien au-delà des sommets suisses.
Pour preuve, la prestigieuse marque italienne Z Zegna, reconnue mondialement pour son savoir-faire textile, fait aujourd’hui appel à Mover pour sa maîtrise unique de l’association laine et vêtement technique.
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