Le malaise stratégique de TAG Heuer
 
Le 12-12-2014

Le patron de la marque, Stéphane Linder, a démissionné. Il n’aura pas résisté aux secousses de la réorientation. Jean-Claude Biver, le patron du pôle horloger de LVMH, doit convaincre des employés déçus par l’abandon de la haute horlogerie. Des observateurs considèrent que son pari est commercialement risqué

La démission de Stéphane Linder est un symptôme. Officialisé mercredi soir, le départ précipité du patron de TAG Heuer – il n’était en fonction que depuis 18 mois – met en lumière le malaise régnant dans l’entreprise de La Chaux-de-Fonds. Ces dernières semaines, c’était devenu un secret de polichinelle dans le milieu horloger: depuis la réorientation stratégique entamée cet été par Jean-Claude Biver, l’appréhension et l’incompréhension ont gagné une partie des effectifs.

Jeudi matin, le patron du pôle horloger du groupe LVMH, qui assurera l’intérim chez TAG Heuer, s’est rendu dans les montagnes neuchâteloises. Il a parlé aux employés, tenté de les rassurer et de les rassembler. Un discours de conviction, contenant des objectifs très élevés, semble-t-il. Nous avons tenté de le contacter dans la foulée, mais il restait injoignable, hier.

Ce que l’on sait déjà, c’est que Jean-Claude Biver a décidé de stopper net un projet de plus de douze ans. La montée en gamme de TAG Heuer dans la haute horlogerie – très progressive, les prix augmentant en moyenne d’environ 10% par an –, l’emblématique président de Hublot n’en veut plus. La marque doit se reconcentrer sur le segment inférieur, les montres dont les prix se situent entre 1500 et 4500 francs, quelque peu délaissées ces dernières années.

Cette réorientation est doublement motivée. D’abord, les produits de haute horlogerie de TAG Heuer faisaient directement face à deux concurrents «Swiss made» de taille: Omega et Rolex. Ils ne semblent pas avoir trouvé leur clientèle, comme l’expliquait Jean-Claude Biver, en septembre, dans Bilan : «Les montres à 4000 francs se vendent extrêmement bien, ce qui n’est pas le cas de celles à 8000 francs et plus.» Ensuite, le retour de la marque sur le segment inférieur établit une hiérarchisation plus claire dans le portefeuille horloger de LVMH: TAG Heuer, Zenith (7000 à 8000 francs) puis Hublot (20 000 francs et plus).

Certains estiment pourtant que Jean-Claude Biver rend service à… Nick Hayek. Depuis longtemps, ce dernier rêve de voir TAG Heuer concurrencer Longines, et laisser ainsi les coudées franches à l’une des marques phares de Swatch Group, Omega, pour s’attaquer à Rolex. Pour TAG Heuer, «c’est un pari risqué, considère un observateur avisé de l’industrie. Car elle va combattre dorénavant sur le terrain de Longines, qui possède une force de frappe industrielle redoutable». Ce retour aux sources comporte aussi un risque de confusion chez les distributeurs et les clients. Un flou potentiellement nuisible à la renommée de la marque, poursuit notre interlocuteur.

En attendant de percevoir les effets de cette nouvelle stratégie, les employés sont dans le doute. Le choc des premiers jours a cédé la place à la déception, voire à un sentiment de trahison, selon le témoignage de personnes concernées. Car l’abandon de la haute horlogerie met brutalement fin à un projet bâti une décennie durant par l’ancien patron, Jean-Christophe Babin, parti en 2013 chez Bulgari, une autre marque de LVMH. Les départs, forcés ou non, se seraient d’ailleurs multipliés, ces dernières semaines chez TAG Heuer.

Jean-Claude Biver avait beau affirmer, en septembre, que cette manœuvre n’est pas un désaveu de la stratégie précédente. Mais à l’image de Stéphane Linder, qui aura passé plus de vingt ans dans l’entreprise, ils sont nombreux, les employés et les cadres, à avoir participé à cette montée en gamme. Le démissionnaire en était d’ailleurs l’un des plus fervents défenseurs et l’un des artisans. «Il avait senti ce besoin avant même les premières décisions de Jean-Christophe Babin», se souvient-on dans l’entreprise.

A La Chaux-de-Fonds, la secousse est d’autant plus forte que la réorientation se matérialise de manière très concrète. D’abord, 46 personnes ont été licenciées cet automne. Ensuite, la toute nouvelle usine de Chevenez (JU), inaugurée fin 2012, est aujourd’hui à l’arrêt, marquant au passage l’interruption de la stratégie de verticalisation de TAG Heuer. La fabrication du nouveau calibre 1969, pour lequel cette surface de production de 2600 m2 avait été érigée, est en stand-by.

En janvier prochain, répétait toutefois l’entreprise jeudi, la fabrication du premier calibre, le 1887, qui équipe notamment les modèles Carrera, devrait permettre à la cinquantaine d’employés actuellement au chômage partiel de reprendre leur travail .

Servan Peca et Valère Gogniat
LE TEMPS

 

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