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Président de la Division montres du groupe LVMH et patron de TAG Heuer depuis quelques jours, Jean-Claude Biver s’explique sur sa stratégie
Le ciel est gris et il pleuvine sur le Jura, mais dans les locaux de TAG Heuer, à La Chaux-de-Fonds, Jean-Claude Biver, 65 ans, est égal à lui-même, Roi-Soleil enjoué et démonstratif. A la veille de la conférence de presse qu’il a convoquée mardi matin, celui qui a repris les rênes de l’entreprise jeudi dernier, au lendemain du départ immédiat du CEO Stéphane Linder, n’a qu’une idée en tête: expliquer et convaincre. Expliquer le changement de stratégie d’une marque qui emploie 600 personnes en Suisse et 1800 à travers le monde, générant un chiffre d’affaires de 1 milliard de francs, et convaincre des collaborateurs parfois perplexes qu’à l’heure d’un ralentissement de la croissance horlogère, il n’y a pas d’autre issue possible. Entretien.
En quarante ans de carrière, c’est sans doute la première fois qu’on ne vous tresse pas des couronnes. Comment le vivez-vous?
Il y a un an, j’ai décidé que TAG Heuer devait essentiellement se concentrer sur son cœur de métier, les montres valant entre 1500 et 4000 francs. Et si quelqu’un a estimé que nous ne sommes plus, du coup, une entreprise active dans le luxe, c’est qu’il n’a rien compris. Bon sang, on a oublié qu’une montre qui coûte 4000 francs, c’est cher, et que la majorité des personnes ne peuvent pas se la payer! Cela dit, les critiques me font du bien, elles me permettent de prendre du recul et de vérifier la pertinence de mes intuitions.
Y a-t-il un malaise au sein de TAG Heuer?
Non. Simplement, je vois le futur de TAG différemment de la façon dont la marque l’envisageait auparavant.
Pourquoi vous être séparé du CEO, Stéphane Linder, un an après le changement de stratégie?
Il m’est difficile de répondre… Je vais utiliser une image: il ne suffit pas de connaître un concept pour savoir l’appliquer. Ou plutôt: quand un enfant récite une poésie, ce n’est pas parce qu’il le fait parfaitement qu’il en a compris le sens exact.
Vous vous êtes adressé à vos collaborateurs la semaine dernière. Ont-ils manifesté des craintes, des doutes?
Absolument pas. C’est d’ailleurs la première fois que la direction s’adressait à eux de la sorte, et je les ai assurés que, d’ici à la fin de l’année 2015, j’aurai pris le petit-déjeuner avec chacun.
Vous avez mis fin à une stratégie initiée il a douze ans. En quoi faisait-elle fausse route?
Le slogan de TAG Heuer est «Swiss avant-garde since 1860». A mes yeux, l’avant-garde n’est pas que la haute horlogerie, elle est également constituée de la haute technologie. En l’espèce, je veux évidemment parler de la montre connectée. S’il y a une marque, en Suisse, qui est parfaitement prédisposée à se lancer à fond dans ce créneau, c’est bien TAG Heuer. J’ai donc décidé, pour un temps, d’engager plutôt des ingénieurs que des horlogers, et nous sommes en train de travailler intensément sur le projet d’une montre connectée, confié à Guy Sémon, nommé directeur général.
Abandonner la fabrication d’un nouveau calibre, le 1969, laisser en sommeil, à Chevenez, une usine inaugurée en 2012, ce sont de sacrés paris. Etes-vous sûr de votre coup?
A Chevenez, on fabriquait davantage de mouvements que nécessaire et le stock était trop important. Ma première décision a donc été de nous concentrer sur un seul mouvement, le 1887. Cela n’a pas suffi: en juin dernier, nous avons constaté que le ralentissement conjoncturel, dû notamment à la baisse des ventes en Chine, nous obligeait à mettre des gens au chômage. Cela dit, l’usine va bientôt redémarrer, et je compte bien porter sa production annuelle à 100 000 mouvements 1887, que j’ai rebaptisés CH-01, parce que CH, c’est la Suisse, c’est Chevenez, et que le 1887 est le premier mouvement créé par TAG Heuer.
Dans le recentrage du positionnement de TAG, vous allez donc affronter Longines, mais aussi Tissot et plusieurs autres marques. Le trop-plein n’est-il pas de nature à engendrer une confusion chez les consommateurs?
Non, Tissot est en dessous. Et, contrairement à ce que vous dites, à part Longines, il n’y a pas grand monde dans ce créneau. L’horlogerie s’est tellement déplacée vers le haut, on a tellement oublié que les montres valant plusieurs milliers de francs sont inaccessibles pour la majorité des gens, qu’il y a désormais un gigantesque potentiel dans notre catégorie de prix. Imaginez un instant que la Chine poursuive son développement grâce à l’émergence d’une classe moyenne: celle-ci va se ruer sur des montres suisses, prestigieuses comme l’est la marque TAG Heuer, et ne valant pas plus de 3000 ou 4000 francs. Je pourrais tenir le même discours sur l’Inde ou l’Indonésie, pour ne citer que ces deux exemples.
Quels sont les objectifs que vous vous êtes fixés?
J’ai l’ambition de doubler le chiffre d’affaires et la production en dix ans, pour atteindre 1,2 million de montres par an. Quand j’ai dit cela à propos de Hublot, en 2004, tout le monde ou presque m’a rigolé au nez. Au final, nous avons fait encore mieux. Eh bien, je le redis une fois encore, et avec une conviction égale, pour TAG!
Allez-vous vraiment rester longtemps aux commandes?Je ne peux pas croire que vous n’ayez personne dans la manche pour succéder à Stéphane Linder.
Ce que je peux vous dire aujourd’hui, c’est que la personne qui me succédera en tant que CEO viendra de l’interne. Je ne prendrai personne de l’extérieur. Un exemple: l’actuel directeur général des ventes, qui a 67 ans, m’a annoncé qu’il voulait passer la main, ne se sentant plus capable de suivre le rythme. J’ai immédiatement nommé à son poste le responsable du marché japonais, qui va donc nous rejoindre en Suisse. C’est le genre de décisions qui créent une émulation générale, le rôle d’un patron étant aussi de révéler des talents. Alors, quand vais-je partir? J’ai dit que ce serait le jour où nous aurons doublé le chiffre d’affaires, mais ce n’était qu’une boutade…
Quand la cinquantaine d’employés au chômage partiel vont-ils pouvoir reprendre le travail?
Le lundi 5 janvier 2015. Et j’espère bien qu’on va pouvoir rapidement remettre de la vapeur, et fabriquer à terme 100'000 mouvements par an à Chevenez. Parce qu’il est hors de question que nous abandonnions cette usine et que nous renoncions à fabriquer nos propres mouvements.
En matière de marketing, le slogan «Don’t crack under pressure» restera-t-il d’actualité?
Plus que jamais. Il signifie: «Aie confiance en toi, avance et tu réussiras.» C’est un message universel, particulièrement bien adapté au monde dans lequel nous vivons, où la pression ne cesse de croître. «Don’t crack», c’est le résumé de notre vie.
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