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Le quotidien des frontaliers a changé depuis l’abandon du taux plancher. Aubaine ou catastrophe? Plusieurs d’entre eux témoignent
Au début, l’euphorie. «L’abandon du taux plancher est une excellente affaire: je viens d’acheter une maison à un taux très favorable. Sur la facture des travaux, j’ai économisé quelque 6 à 7000 euros», s’enthousiasme Juliane*, cadre chez PricewaterhouseCoopers. Mais passé l’engouement des premiers jours – «où nous avons changé tout ou partie de nos salaires de janvier en euros» –, l’inquiétude a pris le dessus, notamment au travail: «On sent que nos clients sont touchés par cette décision et pourraient réduire leurs dépenses.»
Jeudi 15 janvier, le pouvoir d’achat des frontaliers travaillant en Suisse a gagné 16% en quelques minutes. Mais ce gain qui semble évident cache des réalités souvent plus contrastées. Certains patrons imaginent déjà comment baisser les salaires de leurs employés français. Ou sont même déjà passés à l’acte. Pour mieux comprendre leur situation, Le Temps est allé à la rencontre de quelques-uns des 118 000 frontaliers qui travaillent en Suisse romande. Notamment via Facebook, où une seule page rassemble près de 22 000 d’entre eux. Pour l’essentiel, ils sont d’origine française. A l’image d’une majorité des frontaliers travaillant en Suisse (voir notre infographie interactive).
A en croire cette vendeuse qui habite en Haute-Savoie, il n’y a pas de quoi se réjouir. Elle et son mari, comptable, «entendent tous les jours des clichés sur les frontaliers de la part des collègues». Mais ceux qui pensent «qu’on s’en met plein les poches ne comprennent rien à rien. Mes impôts vont doubler. Sans compter que l’on va passer sous un nouveau système de sécurité sociale». En effet, dès le 1er juin 2015, tous les frontaliers devront avoir rejoint la CMU (Couverture maladie universelle). Une assurance dont les mensualités sont calculées en fonction du revenu et non plus de l’âge ou du genre. Globalement, une majorité de frontaliers verront leurs factures augmenter.
Quand Stéphane*, informaticien de 46 ans, a demandé des informations à sa direction sur cette nouvelle assurance, «je me suis vu répondre que nous, les frontaliers, avions gagné sur tous les tableaux pendant des années et que maintenant, il était temps qu’on paie davantage». Il vient tous les matins de l’Ain pour travailler à Genève et note que si les Suisses «étaient déjà envieux de notre situation avant, ils le sont encore plus maintenant».
Autres mauvaises surprises dans l’immobilier. «Nous voulons revendre notre maison en euros mais notre capital restant est dû en francs (les taux d’intérêt étant plus bas en Suisse). Nous allons devoir rembourser environ 100 000 euros de plus qu’initialement à cause de cette décision», raconte ce couple de 40 ans vivant dans le Pays de Gex.
Sylvie*, esthéticienne de 36 ans parle d’un «danger»: la tentation de payer les employés frontaliers en euros pourrait créer un «malaise entre les deux pays». Mais il ne s’agit pas seulement d’un problème franco-suisse; les tensions montent aussi entre Français. «La situation pourrait être positive si la Suisse en profitait pour limiter le nombre de travailleurs venant des départements éloignés de la Suisse. Dans les faits: en réintroduisant le statut de frontaliers.»
Ce statut, le président de l’Amicale des frontaliers basée à Morteau (16 000 membres), Alain Marguet, s’en rappelle bien. «Nous devions résider pendant six mois à moins de dix kilomètres de la frontière franco-suisse avant de prétendre pouvoir travailler en Suisse», se souvient celui qui a franchi quotidiennement la frontière du Col-des-Roches durant 35 ans. Une génération de «vrais» frontaliers dont certains sont aujourd’hui nostalgiques. Car depuis le début des années 2000, les choses ont changé. A l’en croire, les frontaliers d’aujourd’hui viennent de toute la France («du Nord, de la Bretagne») et voient la Suisse «comme un Eldorado». Ceux-là, ils n’ont plus la même mentalité que nous», conclut Alain Marguet.
Valère Gogniat
LE TEMPS |