Franc fort: les leçons de la crise horlogère de 1975-1985
 
Le 03-02-2015

Il y a 40 ans, le franc fort avait décimé l’industrie suisse des montres. Aujourd’hui, la concurrence ne devrait pas en profiter

Pierre-Yves Donzé* Kyoto

Le choix récent de la BNS d’abandonner le maintien d’un taux plancher de 1,20 franc pour 1 euro est vécu par l’industrie horlogère comme une décision dramatique qui mettrait en cause la compétitivité des entreprises helvétiques sur le marché mondial, et aurait de graves conséquences pour la place industrielle suisse. Ce n’est pas la première fois que les horlogers suisses sont confrontés au franc fort. Ce facteur a même été l’une des causes principales de la crise des années 1975-1985. Pourtant, les conditions sont aujourd’hui différentes et une comparaison entre les deux périodes éclaire les enjeux contemporains.

La crise que traverse l’industrie horlogère suisse entre 1975 et 1985, qui se solde par la disparition d’environ la moitié des entreprises et des emplois de ce secteur, est généralement expliquée comme la conséquence d’une révolution technologique, avec l’avènement des montres électroniques. Les fabricants d’horlogerie japonais, Seiko en tête, auraient conquis le marché mondial grâce à la production en masse de montres à quartz bon marché, une innovation en laquelle les horlogers suisses n’auraient pas cru. Or, il est aujourd’hui établi que l’avènement des montres à quartz n’a pas grand-chose à voir avec cette crise, et que la compétitivité des industriels nippons résidait dans la rationalisation de leur appareil de production et la qualité de leurs montres. Le facteur monétaire est également intervenu comme un élément déterminant dans cette crise.

Au début des années 1970, l’effondrement du système de Bretton Woods, qui assurait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une grande stabilité des changes, a eu pour conséquence un fort renchérissement du franc suisse par rapport au dollar: ce dernier a perdu plus de la moitié de sa valeur entre 1970 et 1977. Or, dans le même temps, le yen a connu une hausse beaucoup plus faible, le Japon continuant de bénéficier d’un taux de change fixe avec le dollar jusqu’en 1977: le yen ne s’est alors apprécié que de 15%.

Les Etats-Unis sont, à ce moment, le principal marché horloger du monde. Au cours des années 1965-1970, ce pays absorbe 21,2% des exportations horlogères suisses. Les horlogers japonais jouissent ainsi d’un contexte monétaire extrêmement favorable pour renforcer leur position sur le marché américain. En 1980, les exportations japonaises de montres complètes vers ce pays dépassent pour la première fois celles de la Suisse. Le franc fort contribue largement à réduire la compétitivité des entreprises horlogères suisses jusqu’aux accords du Plaza (1985), par lesquels les autorités japonaises acceptèrent une hausse importante de leur monnaie sur pression des gouvernements occidentaux. Le yen perd sa compétitivité face au franc depuis 1987, précisément au moment où l’industrie horlogère suisse réorganisée entreprend sa reconquête du marché mondial, la Swatch bénéficiant d’un taux de change devenu favorable.

Faut-il craindre aujourd’hui une perte de la compétitivité des entreprises horlogères suisses, voire une nouvelle crise horlogère? L’avenir est certes fait d’incertitudes, mais une comparaison avec les années 1975-1985 met en lumière un fait certain. Les principaux groupes horlogers établis en Suisse n’ont plus de concurrents à l’étranger. La cherté soudaine du franc ne profite ainsi pas directement aux horlogers d’autres nations, comme cela avait été le cas avec Seiko et Citizen au cours des années 1970.

Tandis que l’industrie horlogère helvétique se repositionnait vers le haut de gamme et le luxe, au cours des années 1990, les fabricants de montres japonais sont restés orientés vers le moyen de gamme. Au même moment, de nouveaux groupes, spécialisés dans la distribution et le «fast fashion», sont apparus aux Etats-Unis et à Hongkong. Certes, certaines entreprises horlogères suisses, la plupart petites, souffriront sans doute du franc fort en raison du positionnement de leurs produits dans un segment où la concurrence étrangère est vive. Toutefois, si l’on porte le regard à l’échelle macroéconomique, force est de constater que la forte segmentation du marché horloger mondial, ainsi que la position de niche particulière de la plupart des fabricants suisses, font que ces derniers ne verront pas une baisse de leur «compétitivité». Il leur deviendra sans doute plus difficile de tirer de juteux bénéfices de la vente de montres de luxe, mais ceci ne bénéficiera pas à une concurrence – quasiment – inexistante.

C’est plutôt à une baisse de la «profitabilité» qu’il faut s’attendre, et c’est sans doute dans ce sens qu’il faut comprendre l’effondrement des actions Swatch et Richemont à la bourse suisse après l’annonce de la Banque nationale suisse. Cependant, le taux de profit des géants du luxe a connu ces dernières années une croissance extrêmement forte, si bien qu’il apparaît assez peu probable qu’une diminution du bénéfice se transforme en menace existentielle.

Ainsi, pour l’année fiscale 2013, le bénéfice brut avant intérêts et impôts (EBIT) en pourcentage du chiffre d’affaires s’élevait à 27,4% pour Swatch Group (niveau le plus élevé depuis sa fondation en 1983) et 23,9% pour Richemont. Ces deux sociétés distançaient les multinationales de la distribution et des montres de modes (15,8% pour China Haidan, 17,2% pour Fossil, 18,8% pour Folli Follies), tandis que les horlogers nippons étaient largement déclassés (4,2% pour Citizen, 4,5% pour Seiko et 6,7% pour Casio).

Contrairement à ce que l’adage populaire dit, l’histoire ne se répète jamais, car les conditions et le contexte diffèrent. La hausse soudaine et brutale du franc a aujourd’hui une influence sur l’industrie horlogère qui n’est pas celle des années 1975-1985. Même s’ils risquent de voir fondre une partie de leurs bénéfices, les géants horlogers suisses conservent une position de force sur le marché du luxe.

* Professeur associé, Université
de Kyoto

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