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Comment devenir numéro 1 de la montre ? En multipliant les modèles, de 48 à 600 000 euros. Comment le rester ? En fabriquant tous les composants, dont les concurrents eux-mêmes ont besoin… Tic et tac.
Enfant rebelle ? Lorsque son père, Nicolas Hayek, lui a confié la direction générale de Swatch Group en 2003, Nick Junior, 54 ans, a commencé par accrocher à la fenêtre de son bureau un drapeau de pirate. A Bienne, paisible bourgade du canton de Berne, il n’en faut guère plus pour être qualifié d’original. D’autant que, dans une précédente vie, Nick, qui se prénommait à l’époque Georges Nicolas, a été cinéaste. «Surréaliste, tendance dada», selon son propre aveu. Dans les années 1990, l’un de ses deux longs-métrages a même remporté au Festival de Vevey le prix, sans aucun doute fort disputé, de «meilleure comédie suisse de l’année». «Family Express», avec l’acteur Peter Fonda, raconte l’histoire d’un orphelin miséreux (une fiction, donc) qui rencontre sur l’aire d’autoroute où il vit un magicien américain suicidaire. Original, décidément. Mais qu’importe ! En Helvétie, on sait faire preuve d’ouverture d’esprit avec les gens qui remplissent les coffres-forts locaux.
Le groupe détient 1,5% du marché en volume, mais 25% en valeur
Et de ce côté-là, Nick est irréprochable. Le digne fils de son père. Avec ses 18 marques, ses 156 usines et ses 21 000 salariés, l’empire Swatch est florissant. Le chiffre d’affaires du groupe coté à Zurich (et dont la famille détient 36%) a dépassé 3 milliards d’euros en 2006, soit une progression de 27% depuis 2003. Dans le même temps, les bénéfices ont bondi de 64% pour frôler les 600 millions d’euros l’an passé. Rebelote en 2007 : le groupe vient d’annoncer 3,78 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour l’an passé, soit une nouvelle hausse de 17%. Le bénéfice net a fait un bond de 22%, à 648 millions d’euros.
La gamme ? Plus étendue, ça n’existe pas. Elle va de la célèbre Swatch en plastique à 48 euros, un produit de masse qui, depuis son lancement, en 1983, a été porté par 350 millions de poignets, à la 1735 de Blancpain à 600 000 euros. Ce modèle, ainsi baptisé en référence à l’année de naissance de la marque, la plus ancienne du monde, mobilise un maître horloger à plein-temps pendant un an afin d’assembler son mouvement de 750 pièces. Entre ces deux extrêmes, on trouve des marques positionnées sur le créneau de la mode comme Calvin Klein ou Balmain, des montres qui se démarquent par leur design ultraplat comme Rado, des classiques du milieu de gamme comme Tissot, des sportives comme Longines (qui sera chronométreur officiel des JO de Pékin), des hauts de gamme comme Omega et enfin de la haute horlogerie comme Breguet. Certes, les 17 millions de montres fabriquées annuellement par le groupe ne représentent que 1,5% de la production mondiale de 1,2 milliard d’unités, provenant majoritairement de Chine. Mais, en valeur, la part de marché de Swatch Group est estimée à plus de 25%.
Paradoxe, l’homme qui a bâti cet empire n’était à l’origine ni suisse ni horloger. Né au Liban, Nicolas Hayek a fait des études de mathématiques en France avant d’épouser la fille d’un industriel helvète et de fonder un cabinet de conseil. Cet homme sandwich, qui arbore en permanence trois montres à chaque bras, n’a découvert le monde horloger qu’en 1982, à 50 ans passés, quand les banques actionnaires d’Asuag et SSIH, les deux principales entreprises du secteur au bord du dépôt de bilan, ont fait appel à ses talents de spécialiste des restructurations industrielles. A l’époque, tout le secteur souffrait face à la concurrence des modèles à quartz «made in Japan», moins chers, plus précis et bien plus à la mode que les montres assemblées sur les contreforts du Jura.
Nicolas Hayek a bousculé ce monde de traditions en y important les méthodes qui lui avaient si bien réussi dans la sidérurgie et l’automobile : le contrôle des coûts et la réorganisation des process industriels. Il s’est aussi très vite intéressé à un projet développé par une poignée d’ingénieurs, dans l’indifférence totale de la direction qui ne jurait que par les mouvements mécaniques : une montre en plastique, dotée d’un mouvement à quartz utilisant 50 composants, soit deux fois moins que les modèles japonais. De quoi damer le pion aux nippons Casio, Seiko et Timex. Pour vendre la Swatch, Hayek a déployé des talents marketing, jusque-là inexploités. Alors que les montres d’entrée de gamme était purement utilitaires, il en a fait des accessoires. C’est d’ailleurs dans une capitale de la mode, à Milan, qu’une équipe de designers imagine chaque année des dizaines de nouveaux modèles.
Dès l’année de son lancement, en 1983, le succès de la Swatch a dépassé les prévisions les plus optimistes de Hayek. L’année suivante, il a racheté pour 40 millions d’euros la moitié du capital d’Asuag et de SSIH, propriétaires entre autres des marques Omega et Tissot, et les a fusionnés dans un nouvel ensemble, rebaptisé un peu plus tard Swatch Group. Pour relancer Omega, en perte de vitesse, le nouveau P-DG a commencé par supprimer 85% des modèles, jugés trop peu rentables. Puis, en 1995, il a été le premier fabricant de montres à embaucher une star pour sa pub. «It’s my choice», susurrait le mannequin Cindy Crawford. Depuis, les ventes ont quadruplé. Mais le slogan n’a pas changé. Cindy Crawford, en revanche, a vieilli et a été remplacée par Nicole Kidman. Pour compléter son portefeuille, Swatch s’est diversifié en 1997 dans la mode, en lançant des montres griffées Calvin Klein, dont Kate Moss assura alors la promotion, puis dans la haute horlogerie en 1999, en rachetant Breguet. Le patriarche Nicolas Hayek, 79 ans, a personnellement repris en main la destinée de cette marque fondée en 1775 par Louis-Abraham Breguet, l’inventeur du tourbillon, un des mécanismes horlogers les plus fiables. «Hayek voulait prouver à ses employés et à ses concurrents de quoi il était capable», analyse un ancien. Là encore, le groupe a fait appel à des stars pour ses pubs : Napoléon, Marie-Antoinette, Balzac, Victor Hugo, Pouchkine… Tous étaient à l’heure à leurs rendez-vous grâce à une Breguet.
Les composants d’une "montre suisse" doivent venir de Suisse
Industriel imaginatif et génie du marketing, Nicolas Hayek n’a jamais oublié ses obsessions de cost-killer, qui lui ont valu d’être surnommé «Picsou» par ses collaborateurs. Un tableau du héros de Walt Disney est d’ailleurs accroché au-dessus de son lit, dans sa villa de Meisterschwanden, près de Zurich. Longtemps, Hayek s’est vanté de signer lui-même toutes les factures importantes. Même l’achat du papier toilette serait centralisé pour toutes les usines.
Mais Picsou s’est aussi révélé un redoutable stratège. Grâce à lui, Swatch est aujourd’hui dans une incroyable position dominante par rapport à nombre de ses concurrents. Explication : en rachetant Asuag, Hayek a mis la main sur des usines de composants qui fournissaient l’ensemble de l’industrie horlogère. Non seulement il les a conservées, mais il a progressivement renforcé ce pôle d’activité en s’emparant par exemple, en 2000, d’Universo, qui détient la moitié du marché des aiguilles. Résultat : à l’exception notable de Rolex, tous les concurrents de Swatch lui achètent des pièces. A commencer par le spirale, un minuscule ressort à 2 euros pièce sans lequel les montres mécaniques prendraient plusieurs dizaines de minutes de retard par jour. Nivarox, une filiale de Swatch, est en position quasi monopolistique sur ce composant.
En période de forte croissance du marché, comme c’est le cas depuis trois ans, Nivarox, Universo ou encore ETA (qui fabrique des mouvements en kit) fournissent en priorité les dix-huit marques du groupe. Les concurrents doivent alors patienter. Actuellement, les délais de livraison atteignent six mois pour les vis, un an pour des cadrans, dix-huit mois pour les mouvements mécaniques en kit et jusqu’à deux ans pour les aiguilles. «Pas question d’accuser publiquement Swatch d’abuser de sa position dominante, assure un concurrent. Ils me sanctionneraient en ralentissant encore les livraisons.» L’an passé, une marque de luxe aurait ainsi été obligée de retarder de plusieurs mois la sortie d’un nouveau modèle. Difficile, en effet, de le sortir sans aiguilles…
Mais les concurrents de Swatch n’en sont qu’aux débuts de leurs souffrances. Le groupe a en effet annoncé dès 2003 qu’il diminuerait la fabrication de mouvements en kit à partir de janvier 2008 et la cesserait totalement à partir de 2011. Après cette date, seuls des mouvements déjà assemblés par ETA seront disponibles. «Dans le meilleur des cas, ils coûteront trois fois plus cher», explique un ancien dirigeant de Swatch. Et même en acceptant de payer le prix, beaucoup d’entreprises horlogères craignent d’être les dernières servies. Comment s’en sortir ? Trouver un autre fournisseur ? Difficile, car aucun ne semble capable de produire autant de pièces avec un aussi bon rapport qualité prix. Faire fabriquer les composants hors de Suisse ? Impossible. Une montre ne peut porter l’indication «Swiss made» ou toute autre expression contenant le mot «suisse» que si son mouvement a été assemblé et contrôlé localement et surtout si au moins 50% de ses pièces (en valeur) ont été fabriquées en Suisse. Très fort. Et ce n’est pas fini : un projet défendu par la Fédération de l’industrie horlogère suisse (indépendante de Swatch, en théorie…) demande à ce que ce taux soit porté à 80% pour les mouvements mécaniques et à 60% pour les mouvements électroniques. Selon une étude de la banque d’affaires UBS de juillet 2007, ce changement, s’il était entériné par les autorités fédérales, rapporterait de l’ordre de 300 millions d’euros par an à Swatch. Le pouvoir du numéro 1 mondial sur les prix serait également renforcé, ce qui augmenterait potentiellement sa rentabilité de 20%.
Dans les boutiques aussi, le géant horloger exploite à fond sa position dominante. «Le groupe tient les détaillants car, dans chaque segment, il a au moins une marque qui leur est indispensable», analyse Marc Taïeb, patron du cabinet Polyconseil. Illustration de cette position de force : chaque boutique désireuse de vendre des Swatch doit proposer également des modèles de sa petite sœur Flik Flak, la montre en plastique pour enfants. Et si une boutique indépendante ou même une chaîne veut continuer à vendre Calvin Klein, l’un des leaders de la montre de mode, il doit aussi référencer Pierre Balmain, Mango ou Timberland. C’est ça ou rien.
En milieu de gamme, Tissot est inexpugnable. Idéal pour placer des marques moins connues comme Certina, Rado et Hamilto. Voire pour chasser des présentoirs des modèles concurrents. Ainsi, à force de harceler les dirigeants de Christ, une enseigne suisse de bijouteries, les super vendeurs de Swatch auraient réussi à les convaincre de boycotter leur concurrent Festina. Dans le segment du luxe, enfin, Breguet et Blancpain servent de cheval de Troie aux autres marques de prestige : Jaquet Droz, Léon Hatot et Glashütte.
Mais pour prendre de vitesse ses concurrents, Swatch Group multiplie aussi les ouvertures de magasins en propre. En juin dernier, la plus grande boutique monomarque de montres du monde – 400 mètres carrés, entièrement consacrés à Breguet – a été inaugurée place Vendôme à Paris. En décembre, George Clooney, nouvelle icône d’Omega, participait à l’ouverture d’un magasin sur les Champs-Elysées. Le centième de la marque, qui en compte déjà une cinquantaine en Chine, le marché où les ventes progressent le plus. Courchevel, Moscou, Dubaï, Saint-Moritz, Marbella, Tokyo, Beverley Hills, Kuala Lumpur ou Bangalore… tous les endroits de la planète fréquentés par les super-riches ont inauguré de nouvelles boutiques depuis 2006. Y compris, bien sûr, les aéroports. Déjà présent à Roissy et à Nice, Swatch contrôle désormais dix-neuf emplacements dans les aérogares françaises puisqu’il a remporté cet été les concessions des boutiques multimarques d’Orly. Du coup, les marques hors groupe craignent d’être reléguées dans les coins des vitrines les moins enviables. Plusieurs d’entre elles comme Rolex, Cartier et Jaeger-LeCoultre ont déjà préféré plier bagages.
On les comprend : sur ses points de vente, Nicolas Hayek a la réputation de ne laisser aucun détail au hasard. Il lui arrive encore d’appeler un collaborateur en plein week-end parce qu’il a aperçu des modèles mal mis en valeur. Ce manager, qui aime répéter à ses cadres qu’il faut «travailler comme quatre et ne jamais déconnecter », applique ce principe à la lettre. Bien qu’il soit officiellement retiré de la gestion opérationnelle et seulement président du conseil d’administration, on le voit partout. Il apparaît ainsi douze fois en photo dans le rapport d’activité 2006 : Nicolas murmurant à l’oreille de Nicole Kidman, Nicolas honoré à l’Onu par Kofi Annan, Nicolas reçu par le ministre français de la Culture… Dans le même document, son fils Nick n’apparaît qu’en format timbre poste et semble abonné aux visites d’usines en blouse blanche. C’est peut-être pour cela qu’il a accroché le drapeau à sa fenêtre. Pour montrer qu’il occupe bien le bureau du patron.
Yvan Letessier / Capital.fr
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