TENDANCES 2008 : c’est dans la poche ?
 
Le 29-03-2008

Un chiffre étonnant : Tissot vend toujours chaque année 35 000 montres de poche. Certes, sur les 2,5 millions de montres placées sur le marché par la maison du Locle, c’est une goutte d’eau, mais on se pose tout de même des questions quand on découvre que ces montres – vendues autour de 300 euros – sont achetées par des jeunes gens et des jeunes filles, que cette façon rétro de porter une montre enchante. Tissot présentera cette année une nouveauté dans sa collection de poche : la Ball est enchâssée dans une boule de cristal et elle peut se transformer en pendulette de table.

Un fait révélateur : quelle sera la principale nouveauté présentée en 2008 par Richard Mille, l’homme qui donne le ton à l’avant-garde horlogère depuis le tournant du troisième millénaire ? Une montre de poche, référencée RM 020, qui reprend la nouvelle ligne plate et carrée de la RM 016 présentée en 2007. Une vraie montre de poche, avec chaîne en titane, qu’on peut poser en pendulette sur son bureau, mais qui est aussi une vraie Richard Mille, avec son mouvement soigneusement architecturé, ses matériaux high-tech et l’extraordinaire qualité de la moindre de ses finitions.

Qu’aux deux extrêmes de la planète horlogère se dessine un retour de la montre de poche est pour le moins troublant. On se prend à guetter d’autres indices, et ils ne manquent pas. Jorg Hysek, qui chamboule chaque année l’idée que nous nous faisons de la montre avec ses collections HD 3, annonce pour 2008 une… montre de poche ! Evidemment ultra-innovante, puisqu’elle proposera, entre autres friandises pour riches amateurs, un tourbillon tri-axial, mais de fait très dérangeante parce qu’on n’attendait pas forcément un des papes de la « concept watch » avec une montre à porter ailleurs qu’au poignet.

Même repérage chez Vincent Bérard, qui n’est pourtant pas avare d’idées innovantes (il a conçu la Parmigiani Bugatti), mais qui tient à loger ses mouvements manufactures dans des montres de poche décorées à l’ancienne (ci-dessus). En 2007, déjà, Piaget avait posé un jalon en lançant une série limitée de montres de gousset carrées, dotées d’un tourbillon de toute beauté : c’était la montre de smoking par excellence et les amateurs ont immédiatement asséché le stock de ces Altiplano (dommage que 2008 n’ait pas apporté une petite sœur à ce modèle précurseur devenu collector).

On savait Manuel Emch, le jeune manager de Jaquet Droz, très porté sur l’art contemporain, dont il commence à se faire une belle collection. On le savait fou de design et très affûté côté nouvelles tendances, mais on ne l’imaginait pas rétrofuturiste au point de nous proposer, dans sa collection 2008, une montre de poche ultra-intégriste, qui n’est ni plus ni moins que la reproduction (modernisée) d’une de ces « Grande seconde » du XVIIIe siècle qui ont donné à Jaquet Droz son identité contemporaine. Les autres manufactures de haute horlogerie du Swatch Group ont elles aussi flairé le vent : Blancpain a déjà testé quelques complications en format poche et Breguet, qui avait déjà réédité avec succès la montre N° 5 d’Abraham-Louis Breguet, dévoilera cette année la nouvelle « montre Marie-Antoinette », interprétation actuelle de la montre qui avait été la plus compliquée du monde à la fin du XVIIIe siècle. Omega avait pris le premier risque, voici trois ans, en rééditant un chronographe olympique de toute beauté, doté d'un mouvement des années trente.

On voit également, dans les maisons de mode (Burberry, Louis Pion, Guess, etc.) se profiler des montres à porter loin du poignet, autour du cou ou accrochées à un passant de jeans. Hermès en avait fait une spécialité et relance ses feux du côté de ces montres à suspendre. La tentation de la montre-pendulette est très présente dans la collection Instrument de Bell & Ross, qui livre avec ses BR 01 et BR 03 (qui ferait d’originales montres de poche carrées) des socles pour les poser sur un bureau. Sans même attendre les salons horlogers, qui verront probablement éclore d’autres propositions, on pourrait ainsi multiplier les exemples de glissements vers de nouvelles façons de porter sa montre. Mises bout à bout, ces évolutions horlogères dessinent une galaxie inattendue…

Comment expliquer ce phénoménal retour du balancier qui, faut-il le préciser, ne relève encore pour l’instant que du frémissement ? Les bonnes raisons ne manqueraient pas pour justifier une percée de la montre de poche, même si, dans ce genre de situation, le rebond ne se fait jamais à rebours du mouvement précédent, mais à côté, dans un autre champ d’énergie.

• L’argument historique : inventée pour donner l’heure à des sportsmen tous-terrains et à des officiers ponctuels sous les bombardements, la montre-bracelet s’est imposée face aux fragiles montres de gousset par sa résistance pratique à toutes les épreuves du quotidien. Aujourd’hui, l’heure est partout et il ne s’agit plus de « garder » le temps, mais de le transformer en émotions. Les montres de poche modernes sont aussi endurantes que les montres-bracelets : rien ne s’oppose donc plus à ce que se referme la parenthèse des « menottes horlogères » qui emprisonnaient les poignets. Le temps est trop implacable pour qu’on ne prenne pas un peu de distance avec lui : a-t-on vraiment de l’avoir sous les yeux en permanence ? Autant l’oublier au fond d’une poche quand il ne nous sert à rien…

• Le sens du style : quand le geste de tourner le poignet pour lire l’heure est ultra-banalisé, celui de tirer une montre de sa poche et de la poser dans sa main pour consulter son cadran reste autrement plus élégant et plus définitivement chic. Aujourd’hui, tous les vêtements, même féminins, ont des poches. Le dandysme des uns et le non-conformisme des autres font la différence. Tiens, est-ce un hasard si les créateurs de mode en reviennent aux gilets ?

• L’addiction polysensorielle : plaquée sur le poignet, la montre-bracelet est figée. La paume de la main est singulièrement plus riche en terminaisons nerveuses que l’articulation radio-carpienne. Quoi de plus ludique qu’une montre de poche qu’on peut non seulement regarder, mais aussi écouter, manipuler, raconter ? Une montre qui permet de jouer avec la chaîne, qu’on peut ouvrir et fermer, dont le volume autorise tous les tourbillons multi-axes possibles et imaginables, toutes les animations de cadrans, toutes les fonctions additionnelles. Tenir le temps dans sa main et sentir les heures filer entre ses doigts, qui n’en rêverait ?

• Le goût des multi-complications : au poignet, le volume est limité pour les complications qu’on empile désormais avec gourmandise. Montre de série la plus compliquée du monde, la Tour de l’ïle de Vacheron Constantin est à peu près importable et elle doit absurdement afficher au verso (donc, côté poignet et non plus côté cadrans) des informations plutôt utiles au quotidien, comme le jour ou la date. Une montre de gousset n’a pas à se plier aux contraintes physiologiques qui limitent la taille des montres-bracelets et son usage est spontanément, sans manipulation, double face.

• La géométrie dans l’espace : la montre-bracelet a du mal à se défaire de sa monodimensionnalité. Un cadran ne suffit plus, un boîtier même réversible non plus. On voit s’affirmer partout une recherche de temps multidimensionnel, exprimée aussi bien par la Reverso à tryptique que par les tourbillons multiaxes ou les fenêtres en verre saphir qui s’ouvrent sur les flancs des boîtiers. En rotation libre dans un espace où elle n’est contrainte que par sa chaîne, la montre de poche travaille dans toutes les dimensions, y compris celle du temps.

• L’esthétique démonstrative : si les montres sont les derniers « jouets de garçon », elles se doivent d’être remarquables et remarquées. A toute heure et en tout lieu, pour tous les publics (ce que ne peuvent pas faire les voitures), ces « talking pieces » affirment de façon démonstrative la personnalité, le statut social et le profil financier de leur propriétaire. Les montres de poche ont ici un avantage volumique marqué sur les montres-bracelets.

• La mécanique marchande : il est plus facile de vendre à un collectionneur néo-millionnaire sa première montre de poche contemporaine que sa vingtième montre-bracelet conceptuelle. Pour parler comme les services marketing, la montre de gousset est un marché de premier équipement, quand la montre de poignet n’est qu’un marché de renouvellement. Même dans l’hypothèse d’un remplacement très partiel de l’actuel parc des montres-rbacelets, le potentiel commercial est énorme !

• Le nomadisme contemporain : personne ne tient en place dans notre société de l’hyperconnexion instantanée, et les objets ne sont plus, eux non plus, à leur place. On téléphone dans sa voiture et on déstructure les repas. On travaille en baskets et chaque iPod fait du métro un home cinema collectif. Evolution topologique : il était fatal que la montre change de place après avoir changé de fonction. Au bout d’une chaîne, les minutes sont beaucoup plus nomades qu’au poignet : encore une façon de s’approprier le temps...

Bref, tout conspire pour une nouvelle révolution horlogère. Une de plus !

Grégory Pons

 

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