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Les grands groupes de luxe forcent le pas de l’intégration sur un secteur fourmillant de petits acteurs en mal d’industrialisation.
Quand les prédateurs dansent, les rumeurs chantent. Le rachat de Hublot par LVMH ce printemps (lire «L’Agefi» du 26 avril) puis l’entrée de PPR dans le capital de Girard-Perregaux (lire «L’Agefi» du 10 juin) ont soufflé sur les braises des spéculations allumées pendant le dernier Salon de Bâle. Dans une note récente, Rene Weber, analyste à la banque Vontobel, a mis de l’huile sur le feu en s’interrogeant sur la poursuite de la consolidation. Parmi les centaines de marques actives sur le marché suisse, trois noms ressortent: Ulysse Nardin, Corum et Roger Dubuis. Une projection que Rene Weber fourbit d’un argument choc: la santé financière des groupes de luxe, Richemont et Swatch Group en tête, dont la trésorerie déborde de liquidités. Selon les derniers chiffres publiés, le cash-flow net de Richemont se monte à 1,5 milliard d’euros, celui de Swatch Group à 1,7 milliard de francs. De quoi envisager de menus achats en toute légitimité. Dans les arcanes du sérail, on parie déjà sur le tiercé dans l’ordre des futures unions. Dans les maisons concernées, les démentis se brandissent comme des drapeaux blancs sur un champ de bataille. «Nous recevons des avances, mais nous ne vendrons pas», martèle Suzanne Hurni, assistante de Rolf Schnyder, propriétaire d’Ulysse Nardin.
La consolidation ne concerne pas que les marques
Plus que le goût de la spéculation, c’est toute la réorganisation du secteur qui sourd dans les cris et les chuchotements sur l’appétit des prédateurs – dont on oublie souvent de citer les moins en vue, comme le chinois Peace Mark, qui possède déjà le groupe STM (lire «L’Agefi» du 6 septembre 2007), ou des fonds d’investissement, dont celui de Warren Buffett, qui lorgnerait Breitling.
La grande mue s’opère depuis plusieurs années déjà, au nom de la sacro-sainte verticalisation. Seule clé de survie dans un secteur étranglé par la demande. Difficile de chiffrer les changements de mains, les prises de participations et les intégrations qui agitent perpétuellement la branche. Les marques sont en première ligne, mais c’est dans l’ombre de l’intendance que le mouvement est le plus soutenu. Le 11 juin, Swatch Group achevait de mettre la main sur le fabricant de mouvements François Golay. Hier, Boucledor, spécialiste genevois du fermoir haut de gamme, tombait dans le portefeuille du français LWC, déjà propriétaire d’un fabricant de boîtiers chaux-de-fonnier.
«Il y a eu tellement d’intégrations que l’horlogerie a pris un virage définitif en termes d’organisation», aiguille Antonio Calce, directeur de Corum (lire ci-dessous). Alain Guttmann, directeur du groupe STM, précise: «La forte concentration résulte d’investissements très lourds, en amont et en aval.» En d’autres termes, l’horlogerie est rattrapée par la logique industrielle.
Remontons la chaîne à reculons. L’explosion de la demande est principalement due à une distribution devenue planétaire. Pour mémoire, c’est ce qui sauva au tournant du millénaire des marques de renom, comme Jaeger-LeCoultre, qui souffrait d’une diffusion boiteuse avant son arrivée chez Richemont. La diversification géographique est donc un passage obligé pour les marques en quête de solidité, mais l’étape a un prix. Suivons la logique. Pour les plus habiles gestionnaires de rareté – dont Jean-Claude Biver, directeur de Hublot, dixit Philippe Pascal de LVMH – quelques centaines de points de vente suffisent. Mais les marques globales en comptent en moyenne 5000, selon Alain Guttmann.
La verticalisation entraîne des coûts colossaux
Pour approvisionner ces points de ventes, à raison de cinq montres par enseigne, par exemple, il faut assurer un minimum de 25.000 pièces – soit presque la production totale d’Ulysse Nardin. Pour maîtriser la fabrication d’un tel nombre de produits dans la qualité requise, il est indispensable d’investir en amont, soit en s’associant avec des fournisseurs, soit en verticalisant, moyennant des coûts significatifs en termes de bâtiment, de parc de machines et de personnel. Il ne reste plus à résoudre que la question des volumes, seule issue vers la rentabilité. Car «la gestion industrielle commence à 200.000 mouvements par an», tranche le directeur de STM. CQFD: la concentration fait raison et seules les larges épaules financières résistent à la pression. Logique donc de voir surgir les grands groupes. Logique également de faire des marques indépendantes les mieux intégrées des fiancées rêvées. Mais gare aux marieurs trop pressés. Même le puissant Richemont n’a pas officiellement arraché Roger Dubuis aux serres de ses actionnaires.
CORUM : «Notre santé financière fait de Corum un client idéal aux rumeurs d’acquisition»
Dans le chaudron bouillonnant des rumeurs de rachat, Corum est aux petits oignons. Avec raison, au vu de l’élégance de la prétendue fiancée, aujourd’hui en mains de la famille Wunderman. Depuis près de trois ans, la marque a revu en profondeur son positionnement. Une stratégie qui a fait remonter au près le chiffre d’affaires et la rentabilité de la maison, qui figure parmi les rares indépendantes fortes d’une génétique propre et d’un outil conséquent de la maîtrise de son ADN. A la barre, Antonio Calce, devenu directeur en 2005 après avoir quitté le paquebot Richemont, où il a notamment officié comme directeur de Panerai. Il interprète avec distance les signaux de fumée qui embrument les couloirs du secteur.
Corum est donné à vendre. Info?
Antonio Calce: Pour l’instant, il ne se passe rien. Mais tout va tellement vite dans le secteur... Ceci dit, les rumeurs qui nous donnent à vendre ne sont pas une surprise. Notre évolution et notre santé financière actuelle nous rendent à l’évidence extrêmement intéressants. Nous avons quasiment atteint la rentabilité d’une marque intégrée au niveau de la distribution.
Outre votre santé financière, qu’est-ce qui pourrait vous rendre si intéressants?
Nous avons beaucoup investi dans notre outil de production, en intégrant en priorité les métiers nous assurant le contrôle de notre légitimité, notamment en termes d’innovation et de R&D. Nous n’avons pas l’intention de fabriquer 100% de nos mouvements, mais d’en piloter toutes les opérations. Surtout, nous avons réussi à repositionner la marque. La clientèle nous a suivis, comme en témoigne l’exceptionnelle année 2007.
Quel intérêt voyez-vous dans le fait de rester indépendants?
Je répondrai en deux temps. Premièrement, les grands groupes représentent un formidable levier sur toute la chaîne de création de valeur. En termes de distribution, mais aussi de logistique, de stratégie financière et même de savoir-faire horloger. En revanche, l’indépendance constitue un avantage essentiel dans le dialogue avec les fournisseurs. Notre approche est beaucoup plus «business to business», et nous apportons le confort d’un interlocuteur qui a un véritable poids décisionnel. Et, vue de mon poste, l’indépendance procure une réactivité qu’aucun groupe ne peut revendiquer. – (Propos recueillis par SGt)
L’AVIS DE L’AGEFI
Stéphane Gachet : Le temps des mariages de raison a enfin sonné
Après la fièvre vient la raison. Les horlogers suisses l’ont compris et s’industrialisent à tout-va. Mais l’effort qu’il reste encore à fournir a de quoi donner des sueurs froides aux indépendants, en première ligne d’un tassement programmé, mais point encore survenu. Les cinq années de folie sans précédent que vient de traverser le secteur ont mis l’horlogerie face à un nouveau destin. La grande mue est irréversible et la pression s’exerce de manière gigogne, de la production à la distribution. Entraînant au final un rehaussement brutal du seuil d’entrée sur le marché et une rentabilité toujours plus chère. Succinctement dit, la montre suisse doit son renouveau au goût galopant pour la belle mécanique, soit, dans le jargon idoine, les mouvements à complications. Cet engouement a provoqué un engorgement, lui aussi sans précédent, de l’approvisionnement en pièces détachées et de la main-d’œuvre spécialisée. Les marques les plus habiles ont alors joué de la gestion de la rareté pour catapulter des produits d’intérêt variable dans les hautes sphères du luxe. Mais, sous la pression de la culture horlogère désormais mondialement acquise, l’âge d’or de l’insémination artificielle d’ADN – ou comment pallier le manque de maîtrise technologique par le génie marketing – a fait long feu. Ajoutant à cela l’assèchement progressif de l’approvisionnement en ébauches ETA (Swatch Group) – qui équipent encore près de 80% des montres suisses – la perspective ne laisse qu’un point de fuite: l’intégration des métiers. Une course à l’armement qui fait le beau jeu des groupes, et confine les indépendants dans une impasse: la verticalisation ou la mort. Mais la maîtrise de la production a un coût, celui de la logique industrielle, et donc, d’une manière ou d’une autre, de la concentration. La griffe des grands groupes n’est pas la seule alternative. Mais, quoi qu’il en soit, le temps des mariages de raison a sonné.
L'Agéfi
par Stéphane Gachet, à Lausanne
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