LONDRES : Les clients du luxe dépriment
 
Le 01-10-2008

Un reportage sur les ex-rois de la finance londoniens, qui pleurent leurs primes de fin d'année et les belles montres dont ils rêvaient.

Les copains de Jérôme Kerviel sont frappés de plein fouet par le credit crunch : on leur refuse même les photocopies couleur tellement les trésoreries sont à sec...


Londres - La City saisie de vertige
La City déprimait, frappée au coeur par la crise des subprimes. Ses traders licenciés, mais fortunés, attendaient que passe l'orage. La catastrophe Lehman les enfonce. La City, ce n'est pas la vallée des larmes. Mais quand même...

Ce soir de septembre, les filles du Venus Table Dance Club ont la mine aussi grise que le ciel londonien. Il y a un an encore, les canapés de ce club de strip-tease très prisé des golden boys londoniens, en raison de sa proximité avec la City, étaient pris d'assaut par des jeunes gens euphoriques. Persuadés que la fête durerait toujours, ils enchaînaient les danses à 20 livres et les bouteilles de champagne à 150 livres sans se poser d'autre question que de savoir si la blonde du Connecticut avait les seins mieux refaits que Natascha, la jolie Tchèque en string rouge. « Désormais, nous confie l'une des strip-teaseuses qui semble au chômage technique, les clients se contentent de quelques bières et d'une ou deux danses. Et encore, on a l'impression que c'est uniquement pour oublier les mauvaises nouvelles de la journée, tant ils ont l'air déprimés. Ce doit être le credit crunch », nous glisse-t-elle.

Credit crunch . L'expression, qui désigne au départ un resserrement du crédit, s'est galvaudée pour devenir synonyme de crise financière. Depuis le début de l'été, elle est sur toutes les lèvres dans la capitale britannique. Les petits et grands acteurs financiers de la City ont l'impression qu'avec la crise des subprimes , aussi inattendue qu'interminable, c'est le ciel qui leur est tombé sur la tête. Les traders, structureurs, analystes, hedge funders -tous ces gens dont l'argent est le métier-s'inquiètent du montant de leur bonus 2008 (pour ceux qui ont encore un job) et réfléchissent aux moyens de réduire leur train de vie sans trop meurtrir leur ego. Quant aux strip-teaseuses, barmen, restaurateurs, agents immobiliers ou vendeurs de voitures de luxe, ils accusent aussi le coup. Tous dépendent pour leur business de la tenue des cours de Bourse et de l'orientation des taux directeurs.

Trekking au Groenland.
Sept heures à Chelsea, quartier résidentiel de l'Ouest londonien. Une journée presque ordinaire commence pour Vincent (1), dynamique banquier de 33 ans. Comme tous les matins depuis huit ans qu'il est installé à Londres, ce spécialiste des produits structurés quitte son appartement, slalome entre les coupés BMW et les Porsche stationnés devant les maisons victoriennes de la rue, prend un café à emporter chez Starbucks, achète le Financial Times et s'engouffre dans le métro... Mais, au lieu de prendre la direction de la City comme la plupart des trentenaires encravatés de la station, le voilà en route vers l'aéroclub de Denham, situé à quelques kilomètres de Heathrow, où il prend des cours de pilotage d'hélicoptère depuis qu'il a perdu son job chez Lehman Brothers, en juin. C'est sa façon à lui d'éviter la déprime du banquier au chômage. « Ce n'est pas évident de se retrouver avec un vide pareil du jour au lendemain quand on a bossé comme un fou pendant des années. Alors je m'occupe. J'ai fait un trekking au Groenland, et maintenant je passe mon brevet de pilote-un rêve de gosse », explique-t-il. Un de ses amis, sur le carreau depuis avril, n'est pas aussi philosophe. Il cherche activement du boulot depuis six mois, épluchant les petites annonces, harcelant les chasseurs de têtes.

Sans succès. Avec 50 000 banquiers licenciés à Londres depuis un an et demi, le marché de l'emploi est complètement bouché. Et ça ne risque pas de s'arranger avec la faillite de Lehman Brothers, qui va se traduire par 5 000 nouvelles suppressions de postes à la City.

« Du jour au lendemain, des équipes entières ont été rayées de la carte », constate Hélène, qui a été mise à la porte en juin-pont d'or à la clé-par la banque américaine qui l'avait recrutée il y a un an. Bien souvent, le dégraissage ne se limite pas aux seuls métiers liés aux subprimes : « Les banques profitent de la crise pour faire le grand ménage », souligne la jeune Française. Elles ont d'autant moins de scrupules à « voir large » que le droit du travail anglais est spécialement souple en matière de licenciement économique.

« Quand il s'agit de virer les gens, les Britanniques ne prennent pas de gants. Ils peuvent licencier à la chaîne la moitié du floor s'ils le jugent nécessaire », raconte un analyste de chez Morgan Stanley, qui, en juin, a vu son département fondre de 10 % en une seule journée. La mécanique, bien rodée depuis le temps que les crises se succèdent à la City, est la même partout. Quelques semaines avant l'annonce, la salle des marchés commence à bruire de rumeurs. Histoire de préparer le terrain. Le jour J, ceux « qui n'ont plus leur place dans la nouvelle organisation » (pour reprendre les termes employés dans un mail de JPMorgan) sont convoqués par la direction des ressources humaines. « A partir de là, on sait qu'on ne les reverra plus, témoigne notre analyste. Le jour même, leur bureau est nettoyé, leur Blackberry retiré, leur badge désactivé. C'est comme s'ils n'avaient jamais existé. » Ils touchent tout de même un (gros) chèque d'indemnités, continuent à être payés pendant deux mois et ont accès aux offres de recrutement en interne. « Il n'est pas rare de voir des gens resigner avec la banque qui vient de les mettre dehors, dans un autre département ou une autre zone géographique », souligne Hélène, qui s'est elle-même vu proposer de partir pour Dubai. Ces charrettes, auxquelles s'ajoutent des licenciements isolés façon sniper tous les dix à quinze jours, créent une ambiance détestable.

« Tu as l'impression d'avoir en permanence un pistolet sur la tempe. Même si l'on sait que c'est le prix à payer dans nos métiers, c'est très dur psychologiquement », assure Michael, trader chez Commerzbank, qui craint les conséquences de la fusion de sa banque avec sa concurrente Dresdner.


« Ghost City »
« Les banquiers dépriment, et c'est tout Londres qui a le blues », constate Alessio Bascherini, manager du Chamberlain, un restaurant branché situé dans le marché couvert de Lendenhall, en plein coeur de la City. Habituellement bondé le midi, l'établissement est aujourd'hui à moitié vide. S'il n'en est pas à mettre la clef sous la porte, comme s'apprête à le faire l'annexe du célèbre restaurant japonais Nobu de Canary Wharf-l'équivalent du quartier de la Défense-, il souffre toutefois de la désertion des traders. « Depuis février, la fréquentation baisse sérieusement, confirme Alessio. Les gens sortent moins, et quand ils sortent, ils dépensent moins. Ils font attention aux vins, se restreignent sur les desserts. Le midi, je vois même passer d'anciens clients avec des sacs en papier de chez Marks & Spencer, Eat, Pret A Manger. Ils emportent au bureau des sandwichs et des salades. Et c'est encore pire le soir. Lundi et mardi, c'est Ghost City à partir de 19 heures. »

Même son de cloche du côté du Royal Exchange, une ancienne Bourse reconvertie en centre commercial située entre la Royal Bank of Scotland et la Banque d'Angleterre. Responsable de la gestion des bars et restaurants du lieu, le Français Alexandre Santamaria reconnaît que les temps sont durs. « Les banques ont coupé leurs budgets divertissement, surtout pour l'encadrement intermédiaire. Elles organisent beaucoup moins de soirées corporate qu'avant. Seuls les big boss continuent à venir. Vis-à-vis de leurs clients, ils ne peuvent pas se permettre de montrer que c'est la crise », affirme-t-il.

La crise est pourtant bien là, elle a frappé de plein fouet les boutiques de luxe de la galerie, qui ne peuvent plus compter sur l'inextinguible soif de dépense des employés des banques voisines. « Contrairement aux années précédentes, nos ventes n'ont pas explosé au moment des bonus , note Huqstable Mushtaq, responsable du magasin de chaussures de luxe Crockett & Jones. Certains clients ont acheté une paire, mais on voyait bien qu'ils n'étaient pas là pour refaire leur garde-robe complète. » Du coup, pour tenir, certains commerçants trichent un peu. La boutique Paul Smith, qui proposait à l'origine les dernières collections du créateur anglais, s'est transformée après les soldes en magasin de déstockage. Et il se dit dans la galerie que le bijoutier Tiffany's propose 10 % de réduction à tous les gens qui travaillent à la City, sans même qu'il y ait à marchander. Chez Cartier, la gérante préfère prendre la situation avec humour : « Grâce à la crise, on vend plus de stylos et de portefeuilles : des cadeaux de départ pour les personnes qui sont licenciées ou mutées au Moyen-Orient. » Petit geste des banques à l'égard de leurs meilleurs traders, ceux-là mêmes qui leur ont permis de gagner des dizaines, voire des centaines de millions durant les années fastes ?

« Vous plaisantez, s'amuse Arnaud, ancien trader vedette, aujourd'hui à la tête de son propre fonds. Les banques de la City sont tellement à court de cash qu'elles en sont à interdire à leurs salariés de faire des photocopies couleur » (véridique, chez Citigroup) ! Très généreux avec leur personnel quand tout va bien, les grands établissements de la City peuvent devenir pingres quand l'argent se fait rare. Les banquiers de Deutsche Bank sont désormais obligés de prendre le métro pour se rendre à leurs rendez-vous clients, de voyager en seconde classe et même de se doucher et se raser à l'aéroport s'ils arrivent tôt dans un pays étranger, afin d'économiser une journée d'hôtel.


Les divorcés du « credit crunch ».
Ce soudain déclassement est mal vécu par certains, qui n'ont connu que le confort des jets privés ou de la première classe. Le responsable mondial du pôle Fixed Income Markets de Calyon préfère ainsi mettre la différence de sa poche plutôt que de renoncer à la très agréable classe business de l'Eurostar où il avait ses habitudes. Un malheur n'arrivant jamais seul, cette chasse aux frais professionnels se double d'un effondrement brutal des revenus de nos golden boys, dont les bonus ont été réduits de 30 à 70 % l'an passé.

Plus cigales que fourmis, ces derniers-malgré leurs revenus annuels à sept chiffres-se retrouvent à la peine pour boucler leurs fins de mois. « A Londres, où le loyer du moindre deux-pièces dépasse 1 000 livres 1 260 euros, les banquiers ne vivent pas sur leur salaire, mais sur leur bonus », rappelle Arnaud. S'ils sont privés de cette prime, c'est tout l'équilibre de leurs finances personnelles qui s'effondre. Et de donner l'exemple d'une « star » de Lehman Brothers obligée de vendre sa maison au coeur de Londres parce que ses actions de la banque, qui servaient de caution à l'emprunt, ne valent plus grand-chose. « Sa femme ne l'a pas encore quitté, mais étant donné l'augmentation du taux de divorces à la City depuis le durcissement du credit crunch , il aura de la chance s'il sauve son mariage », souligne l'ex-trader. Autour de lui, deux couples ont explosé récemment.

« Vu notre situation, comparée à celle du ménage britannique moyen, il serait indécent de se plaindre, relativise Vincent, de retour de son vol quotidien en hélicoptère. Cela ne veut pas dire qu'on ne se pose pas de questions. On sait pertinemment que cette crise aura une fin. Mais on sait aussi que l'on n'échappera pas à un nouveau coup de grisou dans quelques années. » Cela vaut-il alors la peine de repiquer ? Son ami Michael, qui a déjà vécu l'éclatement de la bulle Internet en 2001, n'en est pas persuadé. « A l'époque, je me suis fait virer, mais j'étais jeune, plein d'espoir. J'ai retrouvé rapidement un emploi, ça ne m'a pas trop affecté. A 30 ans passés, je vois les choses différemment. Me dire que je vais revivre ça dans cinq ans me déprime. Je songe sérieusement à sortir du jeu. » Dommage ! Car le trader qui le remplacera aura 25 ans et ne verra pas arriver le prochain désastre, trop occupé qu'il sera à flamber son premier bonus dans les confortables fauteuils du Venus Club.

1. Tous les prénoms ont été changés à la demande des personnes interviewées.


Traders à Londres... et chômeurs à Paris
Les Frenchies de la City n'ont jamais de mots assez durs pour critiquer les largesses sociales de l'Hexagone. Quand la crise survient, ils changent brutalement d'avis. Il est vrai qu'avec une allocation chômage maximale de 60 livres par semaine (75 euros), rapidement dégressive, la Grande-Bretagne ne se montre guère généreuse avec ses petits génies de la finance. Heureusement que la France, bonne fille, est là pour tendre la main aux laissés-pour-compte de la City qui s'arrangent pour réintégrer le régime français d'assurance-chômage, auquel ils n'ont pourtant jamais cotisé. Comment ? Pour accéder au statut très envié de chômeur en France payé sur la base de sa rémunération de trader anglo-saxon (hors bonus), il faut-subtilité importante-avoir retravaillé plus d'un jour et moins d'un mois en France. « Surtout pas davantage, met en garde un conseiller des Assedic, sinon l'allocation ne sera plus calculée sur la base du salaire anglais, mais sur celle de la nouvelle paie française. »

Les traders, qui connaissent la combine, optent le plus souvent pour un petit job au McDo ou dans une agence d'intérim. « Le conseiller m'a assuré qu'un simple Chèque Emploi-Service suffit », raconte Matthieu, ancien structureur pour une banque anglo-saxonne à Londres, qui envisage du coup de faire une journée de baby-sitting. Huit heures avec un biberon au lieu du Blackberry dans les mains, et c'est le jackpot ! Car les Assedic vous versent alors pendant vingt-trois mois l'équivalent de 57,4 % du salaire que vous auriez touché en France pour le job que vous exerciez à l'étranger.

Quand on sait que le « petit trader » Jérôme Kerviel touchait déjà 100 000 euros par an de salaire hors bonus, on imagine ce que les Assedic retiennent comme base de calcul pour un cador de la City. Heureusement, le système est plafonné, et même une vedette de chez Goldman Sachs n'empochera « que » 57,4 % de « quatre fois le montant du plafond de la Sécurité sociale », soit 6 366,80 euros mensuels. « Juste de quoi payer mes billets d'avion et mes factures de téléphone », calcule Matthieu, qui envisage de chercher un emploi à Hongkong. Mais attention, la France n'étant pas liée par les mêmes conventions avec l'Asie qu'avec l'Angleterre, son allocation-chômage lors de la prochaine crise risque d'être aussi mince qu'une feuille de papier de riz !

Le Point

 

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