Horlogerie: Le grand tournant sur les points de vente
 
Le 03-04-2007

En Suisse, il y a environ 1000 points de vente horlogers. A en croire les spécialistes, d’ici à cinq ans, s’il en reste 200, ce sera un miracle. Autant dire qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond du côté des détaillants.

Il est vrai que le métier a changé. Jusqu’à il y a quelques années, il suffisait que l’enseigne soit bien placée pour que touristes et clients locaux poussent la porte et achètent. Pendant des années, tout a fonctionné ainsi. Ce qui a conduit certains détaillants à devenir presque arrogants vis-à-vis de leurs fournisseurs. A exiger de plus en plus de marques.

En même temps, les connaissances professionnelles de certains détaillants (et de leur personnel) diminuaient comme peau de chagrin. Conséquence: une désertion des clients qui, eux, grâce aux magazines et Internet, avaient acquis de plus en plus d’informations sur les produits. A tel point qu’il n’était pas rare qu’en voulant acheter une montre, ils devaient en expliquer les détails à la personne chargée de la leur vendre.

Ce qui était attendu s’est donc bel et bien produit: agacés, les horlogers ont commencé par freiner, puis à repenser leur distribution. Que ce soit en Suisse ou à l’étranger. Cette réorganisation a surtout été réalisée par les grands groupes. Comprenant qu’il n’était pas valorisant de favoriser la concurrence entre leurs propres marques, ils ont soit ouvert des boutiques les représentant, soit des points de vente monomarques.

Comme il n’est pas possible de le faire partout, les marques ont conservé des partenaires chez les détaillants. Toutefois, la donne a changé. Il n’est en effet pas rare que les groupes imposent à leur partenaire la vente de toutes les marques du groupe, ou presque. En d’autres termes, une enseigne qui gagnait très bien sa vie avec la marque X, leader dans son segment et appartenant au groupe Z, devait accepter quatre, voire cinq marques de ce groupe. Et pas question de dire non. En cas de refus, le détaillant était mis en demeure de renoncer aussi à la marque X. Nombre de détaillants ont donc été contraints d’accepter ce système à contre-cœur.

La motivation des détaillants peut avoir d’autres raisons d’être atteinte, comme l’explique un vendeur: «Aujourd’hui, si je représente la marque Y, je reçois un quota de pièces à vendre. Si je ne l’atteins pas, la marque m’est retirée. Je fais donc des efforts considérables. Si je dépasse même le budget, j’ai tort, car le groupe qui possède cette marque Y m’informe que, vu les bons résultats dans l’ensemble de ma région, il va me retirer la représentation de la marque pour ouvrir lui-même une boutique!»

Le phénomène n’est pas spécifiquement suisse. Il se retrouve sur les cinq continents. Les groupes y ont pratiquement installé partout leurs propres filiales de distribution. Avec des objectifs de vente et de marges fixés par le siège. Dans ce genre d’environnement, seuls des détaillants suffisamment diversifiés dans les marques, avec une clientèle large et des moyens importants pourront tirer leur épingle du jeu. Ils doivent créer des événements, investir dans la publicité, dans leurs locaux, et, surtout, sortir en mission de représentation active. En d’autres termes, s’ils ne deviennent pas des acteurs économiques incontournables dans leur région, ils risquent de se retrouver à court ou moyen terme en difficulté.

Certains détaillants n’ont pas attendu d’être mis au pied du mur pour évoluer. C’est le cas de Jurg Kirchhofer, à Interlaken, modèle reconnu à l’échelle suisse et au-delà. Cette entreprise familiale a été fondée en 1944 par le père de l’actuel propriétaire. Quelque temps plus tard, avec son frère Eric, il crée une fabrique d’horlogerie et se met à fabriquer ses propres montres sous le nom de Heno Watch. La famille se donnait ainsi les moyens, à l’époque, non seulement de construire et diffuser ses propres produits, mais aussi d’avoir un service technique après-vente à la disposition de toutes les marques représentées dans le point de vente.

«Tombé dans la marmite» lorsqu’il était petit, à la fin de sa scolarité, le fils prend le chemin de l’établi des horlogers. Il s’installe à La Chaux-de-Fonds pour y suivre l’école d’horlogerie et y obtient son certificat fédéral d’horloger complet. Après son apprentissage, il fait des stages dans des bijouteries de renom en Suisse, à Londres, à Milan et à Barcelone. Enfin, pour être parfaitement au fait du monde des pierres, il se rend en Allemagne pour étudier la gemmologie.

Jurg Kirchhofer dirige aujourd’hui la société avec sa femme et son fils. Ses points de vente offrent plus de 100 marques. Ils s’occupent des magasins d’Interlaken, deux boutiques, de celui de Grindelwald, de celui de Brienz et, depuis le mois de juin 2005, de la boutique du Jungfraujoch, le magasin de montres le plus haut d’Europe, au sommet de la célèbre montagne, à 3571 mètres d’altitude. Au total, la société compte plus de 250 collaborateurs, dont 85 asiatiques. On y parle 18 langues et les principales boutiques sont ouvertes 365 jours par an. En 2006, l’entreprise a poursuivi son expansion puisqu’elle a ouvert une boutique de haute horlogerie dans le plus ancien bâtiment d’Interlaken.

«La haute horlogerie prend de plus en plus d’importance, explique Jurg Kirchhofer. Elle requiert un environnement adapté et exclusif pour abriter la beauté des produits, c’est un premier point.» La deuxième raison, c’est que les habitudes touristiques sont en train de changer. Les visiteurs ne veulent plus être stressés pendant leurs vacances. C’est pourquoi, y compris chez les Asiatiques, on trouve de plus en plus de gens qui font un voyage avec une seule destination et qui choisissent la Suisse pour cela.

Si l’on ajoute que le consommateur de haute horlogerie veut être mieux informé sur l’histoire des marques, sur les produits, les méthodes de fabrication, les complications qu’ils recèlent, il est évidemment primordial de lui offrir un cadre luxueux, calme et tranquille. «C’est ce que nous avons créé dans une nouvelle boutique, qui abrite également trois salons privés.»

Etonnant d’entendre le mot touriste de la part d’un détaillant dans le haut de gamme, de deuxième génération surtout, et dans un lieu ou l’on parle plutôt de visiteurs ou d’hôtes. Jurg Kirchhofer insiste: «Interlaken est une station touristique connue, et qui accueille de nombreux touristes. Nous sommes sur le parcours des tour-opérateurs asiatiques. J’ai donc une clientèle très importante qui provient d’extrême-Orient.»

Lorsqu’ils arrivent dans le point de vente, les visiteurs ont entre trente minutes et une heure pour acheter une montre suisse. «C’est pour cela que je tiens à leur offrir le plus vaste choix. Les 100 marques vont de la montre économique à la plus prestigieuse. C’est très important d’offrir ce choix à des gens qui n’ont pas tous le même budget, mais qui souhaitent tous revenir avec une montre swiss made qu’ils ont achetée au pied ou au sommet d’une montagne mythique.»

Le magasin de haute horlogerie est de son côté destiné aux gens qui prennent le temps. D’autant que, dans le concept, il faut que le maximum de clients puissent être servis dans leur langue. D’énormes efforts de formation sont consentis. «Si nous n’avons pas un spécialiste qui peut vendre une pièce de haute horlogerie dans la langue du client, nous avons au moins toujours une personne qui peut assurer la traduction.»

Kirchhofer vend aussi un environnement. Il manque un restaurant asiatique authentique dans la zone? La société en créé un elle-même, et engage des cuisiniers asiatiques (thaï, chinois, japonais). Avec toutes les grandes spécialités suisses sur une carte à part. Elle exploite en commun, avec la compagnie de chemins de fer JungfrauBahn, huit bureaux de promotion de la région en Asie. Elle y assure aussi le service après-vente des pièces vendues, car le concept n’est pas de perdre le client lorsqu’il ressort d’un magasin avec une montre: deux bureaux en Chine, un en Thaïlande, en Corée, en Inde, au Japon, à Taïwan, aux Emirats, en Amérique du Sud et en Colombie.

Jurg Kirchhofer se rend deux ou trois fois par an en Asie. Il a une base à Bangkok, avec des bureaux, et se rend couramment au Vietnam, en Indonésie, aux Philippines. Des pays en première phase d’émergence, mais qui vont bientôt monter en puissance du point de vue touristique. «Il faut continuellement prospecter de nouveaux marchés, tout en soignant ceux que nous avons déjà ouverts. Et puis, ce que ces gens cherchent, c’est voir de la neige et des montagnes et de cela, nous ne manquons pas.»

En filigrane, une réalité de plus en plus évidente: bien des gens, quand ils viennent en Suisse, veulent acheter une belle montre. Avec l’augmentation spectaculaire de certains pouvoirs d’achat, un voyage sans shopping ne se conçoit plus guère. La promotion pour la région fonctionne bien, et la suite logique est la réalisation des affaires. Si les gens ne sont pas là, personne ne fait d’affaires. Ces visiteurs sont nombreux à revenir, même chaque année pour certains. Ils aiment cette région et le disent autour d’eux. Sur place, cette stratégie convient donc à tout le monde.

Dernier épisode, l’aménagement et l’ouverture d’une surface de vente dans un bâtiment historique du centre-ville, vieux de quatre cents ans. Sans doute pas la voie de la facilité. N’est-il pas difficile d’installer quelque chose au goût du jour dans un monument national. En plus des difficultés techniques, vous devez composer avec les services du patrimoine. Mais l’horlogerie, son imagerie tout au moins, n’est-elle pas précisément une affaire d’histoire et de tradition? Ce magasin n’est de toute évidence pas comme les autres. Particulièrement soigné du point de vue de l’esthétique, avec de l’esprit et de l’atmosphère. Celui qui est prêt à consacrer une somme importante pour acquérir une belle montre doit garder un souvenir impérissable de l’endroit. «Pour moi, poursuit Jurg Kirchhofer, chaque montre de haute horlogerie vendue, c’est une histoire, une expérience et, surtout, un contact humain. Pour le client cela doit être la même chose. Il doit se sentir reçu et entouré comme on le fait dans un palace cinq étoiles, ou lors d’un vol de première classe en avion. Tout doit suivre, jusqu’à la limousine qui va chercher le client à son hôtel.»

A ce niveau, le succès passe par un grand engagement et d’importants investissements. Le commerce de détail en horlogerie devient de plus en plus une affaire d’entrepreneurs prêts à assumer un certain nombre de risques. Avec de vraies exigences de rentabilité. Pour cela, une certaine diversification est indispensable. Les points de vente importants ne vendront pas seulement des produits horlogers. Egalement des bijoux, des cuirs, des instruments d’écriture, de la mode, bref toutes sortes d’articles de luxe ou «ethniques».

Dernier élément d’importance, la formation du personnel. Aujourd’hui, notamment avec la renaissance de l’horlogerie mécanique suisse, largement commentée et disséquée par les magazines spécialisés, le public peut entrer dans ce monde de la technique, de la créativité et du beau. Au fil du temps, les marques se sont prises au jeu. Elles se sont mises à communiquer, à raconter leurs spécialités, à expliquer comment les montres étaient faites, par qui, selon quels critères techniques, et où cela se passait. Les clients adorent cette sorte de savoir, et ils l’emmagasinent.

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